Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/637

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans de grandes lâchetés. Le meilleur système de suffrage est celui qu’on a, pourvu qu’on sache en tirer parti. Quand il est entré par une longue habitude dans le caractère et dans les mœurs, quand il assure la liberté, la sécurité et le gouvernement sincère de l’opinion publique, quand surtout les classes établies au pouvoir ont la sagesse de modifier à propos les institutions électorales et de les ouvrir aux classes populaires à mesure que celles-ci s’élèvent au sentiment de leurs droits, alors ces institutions doivent être ménagées avec soin, comme une sorte d’héritage national et comme une part essentielle des libertés du pays. Autant il est sage et patriotique de travailler sans cesse à les améliorer en les adaptant au progrès de la société moderne, autant il est coupable et funeste, soit de les précipiter dans des réformes hâtives, soit de les renverser de fond en comble pour en établir de meilleures. Il ne faut pas les traiter avec ce respect superstitieux qui s’obstine à refuser toute réforme et à mettre au défi l’opinion publique ; mais il ne faut pas non plus devancer les besoins ou les désirs du peuple en jetant dans les mains de la multitude un pouvoir qu’elle n’a pas demandé.

C’est à se maintenir dans cette juste mesure que les Anglais paraissent avoir assez bien réussi jusqu’à présent. Leur système électoral, qu’on ose à peine appeler de ce nom, tant il y a peu d’esprit de système dans les différentes institutions qui sont venues régler à de longs intervalles l’exercice de leur gouvernement représentatif, est justement à l’antipode de ces idées régulières que l’obéissance monarchique et la centralisation révolutionnaire ont inoculées à l’esprit français, déjà trop bien disposé par lui-même à les accueillir. Le système électoral anglais n’a rien de cette symétrie et de cette uniformité sublimes dont nous avons tous plus ou moins contracté l’amour à la vue de notre France nivelée et labourée dans tous les sens par les révolutions. Nous sommes tellement accoutumés à ne voir autour de nous que des institutions bien alignées et des administrations taillées au cordeau, que nous en sommes venus à croire que la symétrie est l’essence même de la justice, et l’arithmétique le fondement de la société. Le système anglais au contraire repose tout entier sur les faits, les uns naturels, les autres historiques, ceux-ci dérivés de la coutume et empruntant leur force à la tradition, ceux-là octroyés par un privilège ou arrachés au despotisme par quelque victoire de la liberté. Le Français le moins fanatique, du moment qu’il se reconnaît pour un descendant de 89, a grand’peine à pardonner à la liberté anglaise son origine aristocratique et féodale. Il se sent presque révolté quand il aperçoit dans le système anglais ces anomalies et ces irrégularités locales qui lui rappellent un temps barbare dont il