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sang. — Qu’est-ce ? demanda-t-il. Vous a-t-on rapporté quelques autres des objets volés ?

— Oui,… dit Emilie avec une certaine hésitation, on a rapporté…

— Qui les a trouvés, votre domestique ?

Emilie fronça le sourcil. — Quel domestique ? dit-elle. Nous n’en avons pas.

— Un homme donc ?

— Jamais aucun homme ne vient chez nous.

— Permettez, permettez, j’ai parfaitement reconnu la manche d’une venguerka, et puis cette casquette…

— Jamais, jamais aucun homme ne vient chez nous, répéta Emilie avec insistance. Qu’avez-vous pu voir ? Vous n’avez rien vu… Cette casquette est à moi.

— Comment, à vous ?

— À moi. Il m’arrive quelquefois d’aller au bal masqué. En un mot, elle est à moi, cela suffit.

— Mais alors qui donc vous a apporté ce paquet ?

Emilie ne répondit rien et sortit brusquement sur les talons de sa tante. Quelques minutes plus tard, elle rentra seule. Lorsque le lieutenant voulut l’interroger de nouveau, elle le regarda entre les deux yeux, et tandis qu’elle lui disait qu’il était honteux à un cavalier de se montrer si curieux, son visage changea, s’assombrit, et bientôt, tirant de la table un vieux jeu de cartes, elle demanda au lieutenant de lui dire sa bonne aventure sur le roi de cœur.

Yergounof se mit à rire, prit les cartes, et toutes les pensées de soupçon qu’il pouvait avoir le quittèrent immédiatement ; mais ces mauvaises pensées lui revinrent encore, et dans le courant de la même soirée. Il avait même déjà franchi la petite porte s’ouvrant dans la haie sur la rue, il avait crié pour la dernière fois à Emilie : Adié, Zuckerpüppchen ! lorsqu’un homme de petite taille le frôla brusquement, et la lune, qui jetait un vif éclat, lui fit apercevoir un maigre visage de bohémien avec des moustaches noires, un nez recourbé et des yeux brillans sous d’épais sourcils. Cet homme se jeta prestement derrière l’angle d’une maison. Toutefois le lieutenant crut reconnaître, non pas son visage, qu’il n’avait jamais vu, mais la manche aux trois boutons d’argent de sa redingote à brandebourgs. Une sorte d’inquiétude s’éveilla dans l’âme du prudent jeune homme. Rentré à la maison, il n’alluma point, suivant sa constante habitude, sa grande pipe d’écume de mer. Du reste la rencontre inattendue qu’il avait faite de la charmante Emilie et les heures agréables qu’il venait de passer avec elle pouvaient expliquer l’agitation de ses sentimens.