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Fronton, qui était un savant homme et qui avait l’esprit systématique, s’avisa d’élever cet archaïsme pédant, qui n’était guère que l’effet de l’impuissance, à la hauteur d’une théorie. Dans son système, l’éloquence se réduit presque au choix des mots, et l’unique mérite consiste à les aller prendre chez les écrivains les plus anciens. Aussi passait-il son temps à faire des extraits des auteurs les moins connus, poètes de mimes ou d’atellanes, orateurs et historiens oubliés, pour récolter chez eux quelque expression étrange et piquante qui surprît ce public de lettrés fatigués, et semblât nouvelle à force d’être ancienne. C’est en ciselant les mots comme des bijoux au lieu de les tailler grossièrement comme des blocs de pierre qu’il ravissait ses contemporains ; mais les goûts sont changés aujourd’hui, et ce travail minutieux nous impatiente. Ce qui achève de nuire dans notre estime à cet artiste en paroles, c’est que nous ne le voyons pas sous son meilleur jour. Nous n’avons presque rien de ses discours, où nous pourrions à la rigueur tolérer un peu d’arrangement et d’artifice. Nous ne possédons guère que ses lettres, c’est-à-dire ce qui demandait le plus d’aisance et de naturel. Les procédés de sa rhétorique ne sont jamais plus ridicules que quand il les applique à un commerce intime et familier. Il avait pourtant lu et copié les lettres de Cicéron, mais cette lecture, loin de lui ouvrir les yeux, n’avait fait que le raffermir dans l’admiration des siennes. Pouvait-il croire que la postérité ne lirait pas avec plus déplaisir ses dissertations pompeuses et raffinées, qui lui avaient tant coûté de peine, que ces billets écrits au hasard et avec les expressions de tous les jours ? Ce malheureux croyait être très juste en disant que Cicéron excelle dans un genre inférieur, remissiores litterae et tullianae.

On est toujours tenté d’être sévère pour Fronton quand on vient de le relire. Il faut cependant résister, pour être juste, aux impatiences que ce style maniéré nous cause. Chez lui, le cœur était plus droit que l’esprit, et l’homme se fait aimer quand on peut le saisir sous le rhéteur. Peut-être même la rhétorique, qui a fait de lui un si mauvais écrivain, l’a-t-elle aidé à rester un honnête homme. Il respectait en lui l’art qu’il professait, et il tenait à l’honorer par sa vie comme par son talent. Il se croyait naïvement une sorte de prêtre ou de pontife de l’éloquence, et il aurait assurément regardé comme un sacrilège de la déshonorer par une conduite coupable. Nous savons qu’il usa noblement de l’amitié de trois empereurs. Il ne les fatigua jamais de ses importunités ; au contraire il se faisait prier pour leur écrire, et l’on voit dans ses lettres qu’il s’excuse sans cesse de les aller voir. Il n’était pas de cette foule empressée qui venait au palais tous les matins adorer l’astre à son réveil. Le mauvais état de sa santé lui sert souvent de prétexte pour s’en dis-