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penser, et il abuse de ses rhumatismes pour rester chez lui le plus qu’il peut. Tandis que l’éducation de Néron avait, dit-on, rapporté à Sénèque 300 millions de sesterces (60 millions de francs), Fronton resta pauvre après avoir élevé Marc-Aurèle et Vérus. Il ne se piquait pas d’être un bon courtisan ; il disait hardiment la vérité, même quand elle n’était pas agréable ; il ne se croyait pas obligé de fuir ceux qui avaient encouru la colère du maître. Il nous reste une belle lettre de lui à Antonin pour lui expliquer qu’il a continué d’être l’ami d’un disgracié. « Je n’ai jamais eu cette habitude, lui dit-il, de renier dans le malheur des amitiés formées dans la prospérité ». Il me semble que j’entends le cri courageux de Mme de Sévigné après la disgrâce de Pompone : « Le malheur ne me chassera pas de cette maison ! » Voilà ce qu’était le maître, une figure singulière et compliquée, ridicule et touchante à la fois. L’élève ne présente pas les mêmes contrastes, et il est plus facile de le juger.

Ce jeune homme que Fronton allait élever avait eu cette bonne fortune de n’être pas destiné au trône en naissant. Comme on ne soupçonnait pas qu’il serait un jour empereur, personne n’eut d’intérêt à le gâter. Il entendit au moins la vérité pendant sa jeunesse, et prit pour elle un goût qui ne s’est plus démenti, il n’y eut jamais peut-être d’âme plus naturellement honnête que la sienne. Dans cette sorte d’examen de sa vie qu’il a placé en tête de ses Pensées, il a senti le besoin de faire hommage de chacune de ses qualités à quelqu’un de ses parens ou de ses maîtres ; mais sa reconnaissance était vraiment trop généreuse. Ses maîtres ne firent que cultiver ses excellens instincts. On sent bien en lisant ses lettres que ce qu’il a de meilleur vient de lui. L’expression de ses sentimens, quand elle n’est pas gâtée par la rhétorique, qu’on lui avait trop apprise, a de ces excès de vivacité naïve que l’éducation ne donne pas et qu’au contraire elle corrige. Sa correspondance nous montre aussi qu’il avait une mauvaise santé, et qu’il a passé la plus grande partie de sa vie à être malade. Personne ne vérifiait mieux que lui la définition célèbre qu’Épictète donnait de l’homme : c’était vraiment une pauvre petite âme qui portait un cadavre, et ce cadavre a toujours gêné l’âme jusqu’au moment où elle s’en est enfin délivrée. Est-ce à ce tempérament maladif ou à la sollicitude intelligente de sa mère qu’il dut d’avoir une jeunesse si sérieuse et si grave ? Il est certain qu’il ne vivait pas comme les gens de son âge. Il n’était pas épris des plaisirs, spectateur assidu des jeux publics ; il ne se passionnait pas pour les combats de coqs ou de cailles, pour les gladiateurs ou pour les cochers. Il lisait, il étudiait, il apprenait. On lui parlait de Dion et de Brutus, on lui racontait l’histoire d’Helvidius, de Thraséas, de Caton, et ces souvenirs républicains enflammaient l’âme du futur empereur. C’est sans doute en lisant la vie des phi-