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ne cherchait pas à servir ses intérêts personnels ; il ne songeait qu’à ceux de son art. Il croyait assurément lui devoir beaucoup, sa renommée littéraire, sa situation politique, le charme de sa vie ; mais il pensait s’acquitter en lui donnant Marc-Aurèle. La gloire qu’il rêvait, c’était de placer la rhétorique sur le trône ; elle n’était jamais montée si haut. Aussi que de travail, que de soins pour faire de son élève un rhéteur accompli ! C’était sa préoccupation de tous les momens ; il y songeait le jour et la nuit. « Vous croyez que j’ai dormi, lui écrit-il ; eh bien ! non. Je n’ai pas pu fermer l’œil. Je me demandais à moi-même si l’affection ne m’avait pas rendu trop indulgent pour vos fautes, si vous ne devriez pas avoir fait plus de progrès dans l’art oratoire, si les imperfections de votre talent ne tiennent pas à quelque paresse ou à quelque négligence ». Cet examen de conscience l’amène à une découverte fâcheuse. Il s’avise d’une lacune grave dans son enseignement, il craint de n’avoir pas assez exercé son élève dans le genre démonstratif. Heureusement tout peut se réparer. Il suffit de renoncer pour quelque temps aux mimes et aux comédies, qui habituent au style simple, et de se mettre à lire avec ardeur des harangues pompeuses. « Travaillons et faisons effort ! Je vous promets, je vous jure que vous arriverez bientôt au sommet de l’éloquence. Les dieux nous aident, les dieux nous favorisent ! » Nous avons beau faire, cette gravité nous déconcerte, nous ne pouvons nous habituer à voir traiter le genre démonstratif avec cette importance ; mais les exhortations de Fronton étaient si vives, son enthousiasme si sincère, que Marc-Aurèle n’y résistait pas. Il se mettait au travail avec une ardeur qui finissait par effrayer ses amis. Fidèle disciple de son maître, il étudiait scrupuleusement les auteurs anciens, surtout le vieux Caton, dont il se disait volontiers le client. J’aime à croire qu’il cherchait autre chose chez eux que des mots à rajeunir. Il devait goûter cette énergie de paroles, cette vérité de sentimens, toutes ces qualités saines et viriles qui sont ordinaires aux littératures jeunes. Aussi était-il ravi quand il retrouvait dans les œuvres de Fronton quelque expression de ces vieux auteurs qu’il aimait tant ; son admiration éclatait alors en transports étranges. « Quels argumens ! quel ordre ! quelle élégance ! quel charme ! quelle clarté ! quelle finesse ! quelle grâce ! quel éclat ! Êtes-vous heureux de si bien parler ! Suis-je heureux d’avoir un maître comme vous ! » Et il ne propose rien moins que de lui mettre la couronne sur la tête, le sceptre à la main, et de le faire roi de tous les lettrés.

Il est probable que ce goût que Marc-Aurèle ressentait alors pour Fronton venait non seulement de l’admiration qu’il éprouvait pour son talent, mais aussi de l’estime que lui inspirait son caractère. C’était, comme on l’a vu, un très honnête homme. J’ai