peine à croire qu’il se soit borné à apprendre à son élève l’art de choisir les mots et de les bien placer. Son enseignement devait être souvent plus grave, et la morale s’y glissait à côté de la rhétorique. Les lieux-communs l’amenaient naturellement à traiter du vice et de la vertu, et à propos des métaphores et des sentences on parlait souvent de l’homme et de la vie. Quand Marc-Aurèle écrit à Fronton : « Vous ne cessez pas de me mettre dans la voie de la vérité et de m’ouvrir les yeux », on pense bien qu’il n’est pas question seulement de leçons sur la propriété des expressions ou l’harmonie des périodes. Il ne dit pas dans ses Pensées que Fronton lui ait appris à bien parler ; il le remercie de lui avoir enseigné « ce qu’il y a dans le cœur d’un tyran d’envie, de duplicité, d’hypocrisie, et combien les grands seigneurs sont étrangers aux sentimens affectueux ». La leçon était importante, et l’on comprend bien que Marc-Aurèle ait été très reconnaissant à son maître de la lui avoir donnée. Cette reconnaissance si expansive, si sincère, qui avait plus de prix venant d’un prince, fit naître chez Fronton, dont l’âme était restée jeune, une très vive affection. En parlant un jour à Marc-Aurèle de l’empereur Hadrien, qui par crainte ou par orgueil ne se laissait pas approcher, il lui disait : « Avec lui, la confiance m’a manqué ; je le respectais tant que je n’ai pas osé l’aimer ». Les choses étaient changées à la cour bourgeoise d’Antonin. Aucune étiquette ne gênait l’expression des sentimens ; on pouvait aimer un prince et le lui dire. Fronton usait de la permission ; on trouve même souvent chez le maître et l’élève des excès de tendresse qui nous étonnent et nous déplaisent. Si les lettres de Voiture contiennent la galanterie de l’amour, il y a dans celles de Marc-Aurèle et de Fronton ce qu’on pourrait appeler la galanterie de l’amitié. Il arrive qu’aux époques lettrées où l’on a trop de goût pour l’esprit, on lui laisse aussi trop de place dans les choses du cœur. Il enjolive, il force, il exagère l’expression des sentimens. Il les affuble d’une sorte de parure qui peut les faire sembler ridicules et empruntés à qui les regarde de loin et ne distingue pas le corps du vêtement. Cependant ces exagérations ne sont qu’à la surface, le fond est solide et vrai. Il y a encore ici une autre raison qui a pu amener quelque excès d’ornemens et forcer par momens le naturel. C’est un élève et son maître qui s’entretiennent, la lettre se ressent de la leçon qui vient d’être donnée et la continue. Marc-Aurèle se surveille pour bien écrire : c’est un devoir qu’il envoie à son professeur ; Fronton répond par un corrigé. L’un cherche a mériter un éloge, l’autre veut donner un modèle. Il est naturel que des deux côtés l’effort se sente parfois et nuise à l’aisance d’un commerce familier ; mais, je le répète, le fond reste sincère. En somme, ces lettres nous donnent l’idée de deux honnêtes gens qui s’aimaient
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