Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/750

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apparaît comme tout à fait arriéré et sans valeur. Ce principe doit céder la place à un autre principe plus large et plus juste qu’a réalisé la Russie… » Ce n’est pas là sans doute ce qui pouvait effrayer le tsar dans la liberté de la presse.

Rien ne peint mieux les dispositions secrètes de l’empereur Alexandre II que ce qui se passait à Moscou vers le mois de juillet 1866, justement dans une affaire de presse. La Gazette de Moscou, disais-je, avait été suspendue par le ministère pour avoir résisté à tous les avertissemens. M. Katkof s’était senti d’abord exaspéré ; puis il avait fait un peu de diplomatie, parlant de voyager ou se servant de la modicité de sa fortune pour frapper le public dont il est l’oracle. Bientôt il prenait un ton plus acerbe, menaçant d’aller à Genève fonder un journal patriote pour dire la vérité sur les gens du gouvernement. Cela ne laissait pas d’être désagréable aux ministres, qui finissaient par être embarrassés de cette querelle. C’était justement l’époque où Alexandre II allait à Moscou avec le comte Schouvalof. Il voulut voir M. Katkof, et l’empereur reçut le journaliste de la manière la plus cordiale. Il lui dit qu’il s’intéressait vivement à la Gazette, qu’il la lisait assidûment, qu’il avait été affligé d’une suspension faite à son insu, et il engageait le journaliste à se remettre à l’œuvre. M. Katkof répondit qu’il était sans doute absolument dévoué, pénétré de son devoir, que les désirs de l’empereur étaient des ordres pour lui, mais qu’il avait des ennemis puissans et acharnés dans le ministère ; — puisqu’il avait été frappé une première fois à l’insu du tsar, qui lui garantissait qu’il ne serait pas frappé de nouveau de la même manière ? « Quelle garantie vous faut-il ? reprit Alexandre II ; quand vous aurez à l’avenir quelque affaire, venez me voir, je vous promets ma protection. » Si Alexandre II ne dit ces mots, il dit l’équivalent. M. Katkof fut naturellement touché, émerveillé, et il le fut bien plus encore lorsque l’empereur l’embrassa en le pressant d’oublier tout et de reprendre sa plume.

C’était certes une suspension galamment effacée. Ce jour-là, M. Katkof, qui a passé autrefois pour un anglomane, dut caresser un souvenir de l’histoire d’Angleterre. Il put se rappeler une scène où le roi George III cherchait à gagner lord Chatam, et à la suite de laquelle le grand ministre anglais, qui était nerveux et quelquefois emphatique, se montrait ému au point de fondre en larmes. Ce souvenir n’était pas fait pour rabaisser l’orgueil du journaliste russe et dut sourire à son ambition. Après la scène de Moscou, les ministres n’avaient plus qu’à s’exécuter en faisant cesser une suspension désavouée par l’empereur lui-même. Le fait est que la Gazette de Moscou reparaissait immédiatement, — ou plutôt elle retrouvait immédiatement son rédacteur, son athlète, car, étant une