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propriété de l’université, elle avait continué à paraître obscurément, — et cette rentrée en scène fêtée, célébrée par des banquets, par des manifestations, par des souscriptions, pouvait en vérité passer pour un succès personnel de M. Katkof et pour une victoire de la politique ultra-russe.

C’était cependant le moment où cette politique semblait entrer dans une période d’épreuves et allait être frappée à l’improviste, d’une façon presque tragique, dans quelques-uns de ses principaux représentans. D’abord on s’éloignait du 16 avril, et l’émotion laissée par l’attentat commençait à se calmer. Après ce trouble du premier instant, qui avait été accompagné de tant de manifestations, après ce mouvement de terreur qui avait produit la commission d’enquête, on en venait à se demander ce que faisait cette commission érigée en une sorte de dictature. La vérité est qu’elle n’avait rien découvert ; elle arrivait tout au plus, après quelques mois, à préparer laborieusement un rapport diffus qui avait la prétention de faire le procès du nihilisme sans rien dire de nouveau, sans rien préciser. C’était une véritable déception dont l’effet retombait sur Mouraviev. M. Katkof lui-même se montrait mécontent des travaux de la commission ; il commençait à douter de son héros, il mettait une sorte d’affectation à ne plus parler de lui, à ne plus même prononcer son nom. Mouraviev se voyait délaissé par l’opinion, livré par le gouvernement, abandonné par l’homme même qui l’avait toujours soutenu ; il voyait sa popularité diminuer et se perdre obscurément.

Chose curieuse, ce dictateur, ce proconsul accoutumé à ne tenir compte de rien, se montrait surtout sensible en ce moment au silence d’un journaliste ; il en était réellement peiné, il disait avec une naïveté étrange qu’il savait bien pourquoi M. Katkof lui en voulait, que c’était parce qu’il n’avait pas trouvé les Polonais dans le complot, — qu’il avait cependant fait tout ce qu’il avait pu et qu’il n’avait rien découvert. Effectivement il n’y avait qu’un Polonais compromis, simplement pour avoir donné asile à un malheureux. C’était une grande amertume pour Mouraviev. Mécontent, froissé, il s’était retiré momentanément à sa terre de Siéritz, non loin de Pétersbourg. Un soir du mois d’août, il avait commandé pour le lendemain un service funèbre en mémoire des soldats tués dans la dernière insurrection de Pologne. Que se passa-t-il dans cette nuit ? Lorsqu’un domestique alla pour le réveiller à cinq heures du matin, il le trouva inanimé et déjà glacé. Il était mort, a dit un Russe, « par une nuit sombre, sans témoins, sans parole de repentir, sans prêtre, sans larmes autour de lui et sans secours, à demi disgracié. » On s’était borné à lui envoyer la croix de Saint-André pour sauver son amour-propre, et je ne sais pas même si elle n’arrivait pas après sa mort. Par une coïncidence bizarre, Mouraviev