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ne soulignait point, parlait bref, et sur la plate-forme, dans la scène du serment, comme dans celle des fossoyeurs, savait tout dire, tout faire passer, terrible et pathétique ; jusqu’en ses facéties, jamais comique.

Je ne jurerais pas que la manière de Fechter, prise d’ailleurs en très sérieuse considération par les beaux esprits de l’Angleterre, ne lui vienne en droite ligne de Burbage. Fechter joue un Hamlet d’ordre composite, si je puis ainsi m’exprimer, légèrement archaïque. C’est un comédien doublé d’un critique. On sent qu’il cherche à travers Shakspeare le héros Scandinave des temps barbares. Pâle, robuste et calme, avec ses longs cheveux jaunissans, il évoque à vos regards la figure légendaire. Les noms de Hordenwik, de Fengo, de Geruthe, s’offrent à la mémoire. J’ai rencontré pourtant, parmi les meilleurs, des juges qui ne pouvaient se faire à l’excentricité de cette interprétation, entre autres feu le marquis de Normanby, imbu comme lord Lansdowne et plusieurs contemporains illustres de la tradition du grand Kemble, le compagnon de Sheridan et du prince régent, un de ces imperturbables soupeurs de la coterie intime qu’on appelait les hommes à sept bouteilles, seven bottle men. Cette tradition, qui remonte à Garrick, vaut-elle décidément mieux que celle de Burbage ? Il ne m’appartient pas de prononcer ; toujours est-il qu’elle est restée classique en Angleterre et qu’on en doit hautement tenir compte, puisqu’elle a pour elle des prosélytes tels que les Byron, les Kinnaird, les Holland. Garrick était venu en France, avait eu des clartés de notre littérature, dont il rapporta ensuite l’influence dans son pays. Son goût s’était, selon le terme usuel, épuré à notre frottement, et pour ma part je ne reproche à cette épuration d’autre tort que celui d’avoir conseillé divers remaniemens sacrilèges, la variante du dénuement de Roméo et Juliette par exemple. Il n’en est pas moins vrai que Garrick, stylé par nous, imprima à la scène anglaise ce genre de direction que les esprits cultivés appellent salutaire. Il modifia, réglementa, fit école, et de cette école sont sortis les mistress Siddons, les John Kemble., « C’était un prince, disait le marquis de Lansdowne, en parlant de John Kemble, a finished gentleman, » et il ajoutait complaisamment : « Je le vois encore avec son cordon bleu brochant sur le noir du pourpoint, conservant sa fleur d’élégance et de distinction jusque dans son désordre. C’était Hamlet, Shakspeare et en même temps le grand seigneur de la cour de la reine Elisabeth, Essex ou Southampton. Je ne me figure pas qu’on puisse autrement représenter le personnage. » Il semblerait que M. Faure ait entrevu de loin ce modèle. Sa mise est parfaite, et son habileté rare d’avoir su conserver à cet Hamlet d’opéra quelques traits de la physionomie originale. Shakspeare, qui probablement avait ses raisons, évite d’accentuer dramatiquement les rapports d’Hamlet et d’Ophélie. La passion, ses violences et ses délires sont hors de cause entre ces deux amans, qui s’abordent, se quittent sur un ton de