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sentimentalité madrigalesque et ne dépassant point certaine mesure. Dans l’opéra, tout au contraire ces amours courtoises sont au premier plan, et force leur est de mentir à l’individualité de leur nature. Hamlet, Ophélie ! pourquoi ces noms ? autant et mieux vaudrait les appeler Roméo, Juliette, puisqu’ils s’aiment ainsi jusqu’à la mort, et que, Polonius étant du crime, c’est encore une haine de famille qui les sépare. J’admire qu’à travers un pareil labyrinthe de contre-sens un comédien puisse ne pas s’égarer complètement, et quand il fléchit à la peine, je ne crois pas qu’on soit en droit de lui rien dire.

Il y a ainsi telle scène du cinquième acte où véritablement c’est Roméo qu’à son insu joue M. Faure. Autre part, dans la rencontre avec les comédiens, sa manière de s’escrimer du mouchoir est d’un Moncade se dandinant pour plaire aux belles et non d’un prince Hamlet pris de vertige. Le mouchoir, l’éventail, sont de tradition. Seulement il faut prendre ces menus détails pour ce qu’ils valent et ne les point vouloir servir à l’état de hors-d’œuvre. Hamlet, dans Shakspeare, discute avec les comédiens sur leur art, leur donne une leçon d’esthétique, s’échauffe : qu’il tire son mouchoir pour s’essuyer la bouche et le front, rien de plus naturel ; mais le personnage de M. Thomas fait tout autre chose, il chante un air à boire. Quel besoin alors de tant insister sur cette pantomime ? De même pendant l’intermède du spectacle ; que le prince, causant, badinant avec Ophélie, touche à son éventail, le manie familièrement, à merveille ! John Kemble imprimait, dit-on, à ce détail un sceau d’élégance suprême, et le souvenir s’est transmis de l’accent tragiquement ému et plein du plus douloureux persiflage dont il disait au roi en lui montrant l’estrade du bout de l’éventail fermé : « On l’empoisonne ; n’en croyez rien, c’est une fiction : poison in jest ; » mais de tels accessoires ne doivent pas être pris trop au sérieux, le grand art au contraire est de les traiter sans conséquence. M. Faure appuie au lieu de glisser, et s’exagère l’importance des moyens effets. Ainsi cet éventail lui devient un paravent ; quand il se traîne sur ses genoux vers le trône de Claudius, vous croiriez voir la forêt de Birnam qui s’avance. On dirait par moment qu’il a étudié le rôle avec quelque professeur émérite de la Comédie-Française. Mieux eût valu lire tout simplement Shakspeare, puis fermer le livre et s’abandonner à sa propre impulsion. Un chanteur n’est point un comédien ordinaire. Il lui importe assez peu de savoir ce que faisait Talma, qui d’ailleurs jouait le rôle en palatine de fourrure et coiffé d’une toque à créneaux. C’est dans l’essence même de la musique qu’un grand chanteur trouve l’expression dramatique et jusqu’à la couleur, la physionomie de son jeu. M. Faure connaît son art trop à fond pour jamais manquer à cette loi. Avec lui, chaque fois que le chanteur sera satisfait, l’acteur suivra. Il suffit, pour s’en convaincre, de le voir dans Guillaume Tell, dans Don Juan et dans ce bout de rôle des Huguenots, que