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l’idée elle-même, et voyons si ce n’est pas là encore un de ces sophismes spécieux qui aveuglent un pays sur ses besoins véritables et le condamnent à tourner éternellement dans le cercle vicieux de l’impuissance et de la peur. Autant vaudrait dire qu’un homme adulte et arrivé à sa pleine croissance respire moins d’air et occupe moins de place que ne le fait un enfant, que la voile à peine suffisante pour faire mouvoir une petite barque sur les eaux calmes d’un lac mettra en péril un gros navire voguant sur la grande mer.

Si tel était le contrepoids nécessaire du suffrage universel, qui ne préférerait cent fois une aristocratie vivante, agissante et libre, à cette démocratie étiolée, abâtardie, desséchée comme une momie sous les liens du pouvoir absolu ? La liberté dans le gouvernement populaire, c’est l’air respirable qui entretient la vie, c’est la flamme qui réchauffe et renouvelle le sang corrompu. Refuser à la démocratie ce premier de tous les alimens, la gorgeât-on d’ailleurs de jouissances et de richesses, c’est la condamner à une asphyxie lente et à une fatale décrépitude, c’est perpétuer la maladie dont on a entrepris la guérison. Bien loin qu’il faille rien retrancher aux libertés des régimes passés, elles ne peuvent plus aujourd’hui suffire aux nécessités de la société nouvelle. Il faut un levier plus puissant pour mettre en mouvement les masses populaires que pour entretenir une activité superficielle dans la classe étroite qui s’appelait autrefois le pays légal. La voix qui se fait écouter sans peine dans l’enceinte d’une assemblée ou d’un théâtre se perdra dans le tumulte et dans l’immensité de la place publique. Sans doute on conçoit l’étonnement et presque l’épouvante de l’orateur accoutumé à parler devant un sénat discret et sage, et qui se trouve jeté tout d’un coup face à face avec une multitude innombrable et inconnue ; mais, s’il a la ferme volonté de dominer son redoutable auditoire, s’il a confiance dans l’honnêteté de sa cause et dans la puissance de ses convictions, est-ce qu’il ne redoublera pas d’efforts pour se faire entendre ? est-ce qu’il ne provoquera pas ses adversaires à comparaître devant leurs juges et à lutter avec lui corps à corps en face du tribunal assemblé ? est-ce qu’il ne se fera pas assister par des amis énergiques et fidèles qui se répandront autour de lui dans la foule, propageant ses doctrines et répétant ses paroles partout où elles n’ont pas pénétré ? Mais si, au lieu d’enfler sa voix, il la contient et l’étouffe, si, au lieu de s’emporter contre l’obstacle et de le vaincre, on le voit balbutier, murmurer, perdre contenance et disperser les comices qu’il a convoqués lui-même, que pensera-t-on alors et que dira-t-on de lui, sinon qu’il a joué une triste comédie, et qu’il n’est pus fondé à se