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libre, ou qui veut du moins paraître tel[1]. » Ceux-là mêmes qui n’étaient pas admis à l’honneur de pareilles confidences ne doutèrent plus des projets de l’empereur quand ils virent arriver successivement à Paris presque tous les membres de la famille impériale. Ce concours officiel leur parut évidemment ménagé en vue de la scène, qui allait s’accomplir. D’autres détails plus intimes encore avaient attiré l’attention des familiers. Ils avaient remarqué qu’à son retour d’Allemagne Napoléon, arrivant au palais des Tuileries quelques instans avant l’heure qu’il avait lui-même fixée, avait affecté de témoigner quelque mécontentement de n’y point rencontrer Joséphine, toujours si exacte, et cette fois si particulièrement intéressée à devancer tout le monde auprès de son glorieux époux. Ils avaient commenté entre eux les reproches immérités que l’empereur lui avait assez rudement adressés et dont elle avait paru transpercée comme s’ils avaient eu pour but de lui signifier sa sentence de mort. Il ne leur avait pas échappé non plus que l’empereur, peut-être afin de se donner des forces contre lui-même, et pour amener par quelque scène d’éclat une rupture qui ne laissait pas de lui coûter beaucoup, s’était mis à afficher d’une façon presque blessante ses attentions pour quelques-unes des femmes jeunes et belles qui ornaient sa cour, alors plus resplendissante que jamais. Ils avaient remarqué que Joséphine, aussi peu maîtresse d’elle-même que d’habitude, n’avait pas su de son côté s’interdire quelques scènes de jalousie des moins opportunes au sujet d’une Mme Matheo, Piémontaise d’origine, attachée à la maison impériale, et qui passait pour être en ce moment l’objet des soins particuliers de l’empereur. Ainsi la brouille régnait à la veille même de leur séparation, et pour les motifs les plus vulgaires, entre ce couple dont l’union allait être dissoute en vue des plus graves intérêts de l’état. Ce fut inopinément, à la suite d’un repas fait en tête-à-tête dans un morne silence que Napoléon, fatigué de se contenir depuis trop longtemps, provoqua l’explication fatale, devançant, quoi qu’il en eût d’abord résolu, l’arrivée de son fils adoptif, le prince Eugène, qu’il aurait souhaité de voir auprès de sa mère dans ce cruel moment. Aux premiers mots sortis de la bouche de son époux, l’impératrice, suffoquée par ses larmes, était tombée évanouie sur le parquet. Aussi effrayé qu’ému de l’effet qu’il venait de produire, Napoléon entr’ouvrit la porte de son cabinet, et appela à son aide le chambellan de service, M. de Bausset ; l’évanouissement durant toujours, il lui demanda si, pour éviter toute esclandre dans le palais, il se sentait

  1. Passage des mémoires du prince Cambacérès, cité par M. Thiers. — Histoire du Consulat et de l’Empire, t. II, p. 322.