Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/880

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

recommandaient que l’on ne touchât pas aux biens des mahométans ; mais, s’ils réussissaient à maintenir quelque ordre sur les points où ils étaient de leurs personnes, pouvaient-ils savoir ce qui se passait dans les districts éloignés ? La récolte s’annonçait comme exceptionnellement belle ; presque partout, au moins dans l’ouest de l’île, les musulmans n’osèrent pas aller couper et rentrer leurs blés, qui séchèrent sur pied ou tombèrent sous la faucille des Grecs, et déjà ils songeaient avec inquiétude et colère que, si une prompte solution n’intervenait, il en serait de même à l’automne pour les olives.

Cependant les imaginations s’échauffaient. En voyant le cabinet ottoman ne répondre à la supplique que par des envois de troupes, on se disait qu’aucune concession ne serait accordée, et que le plus sage était de s’arranger pour ne point être surpris par la sommation prévue. On recevait à Périvolia et on colportait dans tous les villages les articles des journaux grecs : c’étaient d’ardentes excitations à ne rien espérer du Turc, des promesses de secours pour le cas où la guerre commencerait, enfin des encouragemens puisés dans les victoires foudroyantes que remportait alors en Occident ce que l’on appelle le principe des nationalités. On montrait aux Crétois l’unité allemande fondée par la journée de Sadowa, l’unité italienne achevée par les défaites mêmes de Lissa et de Custozza ; on leur disait qu’il allait éclater une grande guerre européenne qui permettrait à la Russie de donner enfin libre cours à ses sympathies pour ses coreligionnaires. La France, occupée sur le Rhin, l’Angleterre, obligée de surveiller aussi les bouleversemens de l’Europe en travail, ne pourraient plus prolonger l’agonie des successeurs de Mahomet II. Après les Italiens et les Allemands, pourquoi les Grecs n’auraient-ils pas leur tour ? Ce qui encourageait encore ceux-que nous aurons bientôt à nommer les insurgés, c’était l’attitude de quelques-uns des consuls. Le consul d’Angleterre, M. Dickson, et le consul de France, M. Dérché, connaissaient l’un et l’autre le pays et secondaient avec talent et persévérance la politique de leurs gouvernemens. Tout en évitant avec soin la moindre parole qui pût exciter les Crétois à la révolte, ils ne cessaient de donner au pacha les plus sages conseils, et d’envoyer à Constantinople, à Paris, à Londres, de sincères et loyaux avis. Il fallait se hâter, répétaient-ils à l’envi, et satisfaire, dans ce qu’elles avaient de juste et de fondé, aux plaintes des Crétois. De plus en gens de cœur MM. Dickson et Derché s’effrayaient à la pensée des maux qu’une répression sanglante, qu’elle finît ou non par triompher, devait attirer sur cette belle et malheureuse Crète. Cette réserve et cette prévoyance n’étaient pas du goût de tous leurs collègues. Le consul d’Amérique avait ouvertement embrassé le parti des Grecs ; par deux fois, il fit distribuer par ses cawas aux autres consuls les