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n’a le sien ? Le mobile ici était d’affronter la vie avec le moins de charges possible, et les enfans étaient du nombre de ces charges. Par calcul, par prévoyance, ils se limitaient eux-mêmes avec une rigueur qu’aucun système n’eût obtenue. Posséder, transmettre ce qu’on possède, voilà pour tous l’idée fixe avec des modes variés. Ceux-ci rétabliront le droit d’aînesse en ne poussant pas le chiffre de la famille au-delà de l’aîné, peu d’entre eux donneront, comme autrefois, le spectacle d’une interminable lignée dans laquelle la mort pouvait faucher presque sans l’appauvrir. La doctrine de Malthus, c’est en réalité pour nous le code civil et la division des héritages. Il en sort un peuple laborieux, rangé, ambitieux à sa manière, qui ne multiplie pas inconsidérément. En France, le problème n’est donc plus de mieux veiller sur soi-même ; peut-être y abonde-t-on déjà en excès, si l’on tient compte de l’équilibre à maintenir entre les influences territoriales.

M. Carey a aussi son mot particulier à dire sur les habitudes de continence que Malthus voudrait mettre en honneur, et ce mot n’est pas le moins concluant. Autant l’écrivain anglais redoute un excédant de naissances, autant l’Américain s’en accommoderait volontiers ; celui-ci appelle à la vie ce que celui-là voudrait rejeter dans le néant. Il semble qu’au fond une transaction serait possible. M. Carey ne se présente pas les mains dégarnies ; il a des terres à discrétion dans de beaux paysages qui n’attendent pour se couvrir de moissons que la présence de l’homme. Par quel calcul égoïste se refuserait-on à une destination si marquée ? L’Amérique n’offre-t-elle pas aujourd’hui à l’Europe un déversoir naturel, comme l’Europe autrefois à l’Asie lorsque des fourmilières d’hommes débouchèrent des plateaux tartares ? L’humanité suit ainsi son double plan, qui est l’exploitation intégrale du sol et l’ennoblissement des espèces. D’un côté les excédans de population vont animer les solitudes, de l’autre les types supérieurs remplacent les types inférieurs ; c’est sous l’empire de ces deux courans que le globe se peuple et se civilise. Ainsi vont les choses, et vainement s’y opposerait-on par des combinaisons ingénieuses. La nature s’en joue, elle ne procède que par surprises. Tel pays regorge d’habitans lorsque tel autre voit le vide se faire ; des races entières disparaissent pendant que d’autres races pullulent. A tout prendre, ce n’est pas la terre qui jusqu’ici a manqué aux hommes ; ce sont plutôt les hommes qui ont manqué à la terre, et sur ce point comme en tout il faut que leur mission s’accomplisse jusqu’au terme assigné.

Malheureusement on rencontre ici un mot bien sévère, l’expatriation. Rossi a là-dessus une page touchante, Cobden lui-même en a fait dans une de ses harangues un tableau navrant ; mais est-ce