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la comédie de la Mandragore, oserait seul expliquer comment deux frères sont si différens et comment, l’aîné ayant essuyé toute l’âcreté du moule maternel, le cadet n’y puise que charme et que douceur.

Aimé de tout le monde, du peuple comme de la cour, Drusus fut poussé par un mouvement unanime vers la carrière des honneurs. A vingt-trois ans, il fait déjà la guerre aux Germains, bientôt il commande en chef sur le Rhin; c’est alors qu’il creuse le canal qui mettait et met encore le Rhin en communication avec la mer (fossa Drusiana, canal de l’Yssel). Après cinq années de luttes et de victoires stériles sur les frontières de la Germanie, il revient à Rome pour inaugurer le consulat, qui lui est décerné par Auguste. S’enfonçant de nouveau dans les forêts de la Germanie, il pousse jusqu’à l’Elbe et jusqu’à l’Océan; mais il est arrêté par une apparition semblable à celle qui devait troubler un jour la raison de Charles VI. Une femme gigantesque se précipite au-devant de son cheval, lui parle en latin, lui défend d’aller plus loin, et lui annonce que sa vie touche à son terme; en même temps le cheval de Drusus se cabre, renverse son cavalier, lui brise la cuisse; après trente jours de maladie, Drusus meurt.

Ses funérailles, où Tibère fit étalage de sa piété, furent magnifiques. Un cortège triomphal l’accompagna depuis les bords du Rhin jusqu’à Rome, Auguste vint au-devant du corps à Pavie, le sénat vota l’érection de plusieurs statues dans le forum et de l’arc de triomphe qui existe encore en avant de la porte Saint-Sébastien, mais qui est resté inachevé. Tibère, pendant un règne de vingt-trois ans, n’a trouvé le temps de terminer ni le temple qu’il s’était chargé d’élever à Auguste, ni l’arc de son frère Drusus, ni le monument commémoratif qu’il s’était réservé par une promesse publique de consacrer à sa mère Livie. Sa piété apparente pour sa famille n’était qu’un moyen de ralentir l’affection des autres et de détourner des honneurs qui lui portaient ombrage. Enfin le sénat avait décerné à Drusus le surnom de Germanicus à la condition qu’il fût héréditaire et devînt pour sa race un titre perpétuel.

Le prince qu’on honorait ainsi avait trente et un ans. Il était l’objet de regrets universels. La douceur de son caractère, sa bonté, sa modestie, son attachement à ses amis, la gravité de ses mœurs, chose déjà rare à la cour impériale, la faveur d’Auguste, l’adoration du peuple, l’amitié même de Tibère, tout prouvait que cette nature ouverte, généreuse, avait su se concilier les esprits les plus opposés. Cela ne suffirait pas pour expliquer sa prodigieuse popularité. Drusus avait une qualité de plus, pour laquelle il est difficile de trouver un mot qui n’éveille pas tout un ordre d’idées modernes : il était profondément libéral. On savait à Rome, et Auguste commençait à s’en alarmer, qu’il aimait les anciennes insti-