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cord avec les principaux chefs, il inventa une lettre de Tibère où le nouvel empereur promettait aux soldats tout ce qu’ils pouvaient souhaiter, des congés au bout de vingt ans de service, la pension de vétéran au bout de seize ans, les legs d’Auguste doublés. Les légionnaires avaient tué les centurions qui leur déplaisaient, on leur sacrifia les autres. Une révolte apaisée de la sorte ne sert qu’à en préparer une seconde; elle éclata dans le camp d’hiver, situé à l’Ara Ubiana, entre Bonn et Cologne. La vue d’Agrippine partant enceinte avec ses petits enfans pour se réfugier à Trêves put seule faire rentrer en eux-mêmes les rebelles, qui l’estimaient plus que Germanicus. Une troisième révolte éclate à Castra Vetera (Xanten), où campaient la cinquième et la vingt- unième légion. Le vieux Cécina, lieutenant de Germanicus, ramena quelques cohortes par ses promesses et les jeta pendant la nuit sur les tentes des soldats insurgés. Une horrible mêlée, que les ténèbres rendaient plus sanglante, couvrit le camp de cadavres. « Ceci n’est point un remède, c’est un bain de sang, » dit le lendemain Germanicus en versant des larmes. Ce sang, il eût peut-être dépendu de lui qu’il ne coulât jamais.

Tacite peint admirablement ces scènes lugubres; cependant il évite de dégager nettement l’esprit révolutionnaire qui travaille l’armée et qui souffle de Rome. Germanicus n’est l’objet de tant d’espérances que parce qu’on croit que les vieilles institutions républicaines et la liberté reconquise doivent triompher avec lui et par lui. Germanicus se dérobe à ce rôle avec une constance dont Tibère n’était guère digne; il met tout son héroïsme à obéir; il développe, pour ne pas se trouver en face de cet adversaire redouté, une énergie qui l’expose à de plus grands dangers; il lui coûte plus d’efforts et plus de sang pour refuser l’empire qu’il n’en aurait coûté peut-être pour l’acquérir ou l’affranchir. Est-ce respect, est-ce terreur devant la sombre figure de Tibère? C’est du moins faiblesse d’un cœur pusillanime qui préfère son devoir de prince à son devoir de citoyen et son repos au bonheur de sa patrie. Ne pas se comprometti^e est le mobile suprême des êtres inoffensifs, qui finissent par ne pratiquer d’autre vertu politique que l’abstention.

Si, au lieu d’une âme noble et timide, Germanicus avait eu l’âme ambitieuse et hardie de Vespasien ou de tout autre général qui a tiré le glaive en s’écriant : Marchons sur Rome! que fût-il arrivé? C’est un problème qu’il est permis de se poser et qui nous aide du même coup à pénétrer ce qu’avait de solide ou de frivole, de juste ou d’immérité, la popularité incroyable de Germanicus. Il est inutile de rappeler que la tendresse des Romains pour lui vient surtout du souvenir paternel, que la lettre de Drusus est sans cesse présente à tous les yeux, qu’il semble que l’exécution d’un si gé-