Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/180

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

néreux projet soit un héritage sacré, une dette imprescriptible. Ce n’est pas un chef débonnaire qu’on attend, c’est un sauveur. Ce ne sont pas les campagnes entreprises pour recouvrer les ossemens blanchis de Varus, ce ne sont pas les ravages commis dans les forêts de la Germanie, propres surtout à exaspérer les Germains, qui attirent les cœurs vers Germanicus; c’est une espérance secrète chez les uns, avouée chez les autres, vivace chez tous, qui tourne les regards des meilleurs citoyens vers le Rhin. Dès qu’Auguste est mort, on attend chaque jour la nouvelle, non pas que Tibère est revenu d’Illyrie pour prendre l’empire, mais que l’armée du Rhin s’est mise en marche pour apporter la liberté. Que fùt-il arrivé, si Germanicus, avec autant de désintéressement et plus de courage civique, eût accepté hautement le legs de Drusus, s’il eût déclaré que les promesses du père seraient religieusement exécutées par le fils, s’il fût parti à la tête de toutes ses légions, qui brûlaient de le conduire à Rome, s’il fût descendu vers l’Italie en annonçant la restauration du sénat et du tribunat, des assemblées et des magistratures, des lois et des institutions, avec les améliorations conseillées par l’expérience et un demi-siècle de servitude, s’il eût consenti enfin à devenir, non pas le second des empereurs, mais le premier des citoyens?

Il est certain, et Tibère l’a prouvé par toute sa conduite, que le retour de Germanicus, avec de telles promesses attachées à ses aigles, n’eût été qu’une marche triomphale, pacifique, sans effusion d’une seule goutte de sang. Il traversait les Gaules et le nord de l’Italie en purifiant les traces de César, en effaçant le souvenir de sa marche parricide, en réhabilitant le Rubicon, franchi enfin honnêtement, triste cours d’eau qui reste noté d’infamie dans l’histoire pour n’avoir pas arrêté et submergé l’ambitieux qui allait commettre le plus coupable des attentats. Il arrivait à Rome escorté par toutes les populations de l’Italie, comme elles avaient escorté et porté pieusement sur leurs épaules le cadavre de son père Drusus. Dion le dit lui-même, Dion, personnage consulaire, fonctionnaire et ami des empereurs. « Plusieurs fois Germanicus aurait pu s’emparer de l’empire du consentement non-seulement des soldats, mais du sénat et du peuple. » Tibère le savait si bien qu’il attendait toujours les nouvelles de Germanie. Ses tergiversations, ses refus, ses ruses pour décliner le pouvoir, on n’y a vu qu’une puérile hypocrisie et du machiavélisme, il faut y voir l’expression des craintes les plus sincères et les plus sérieuses. Il s’attendait à tout moment à apprendre que Germanicus et ses légions descendaient des Alpes, il se tenait prêt à fuir; il aurait fui devant Germanicus comme il a fui devant Auguste, devant Livie, devant Séjan, comme il fuyait devant le spectre de Rome, quand il n’osait, à la fin de son règne, ap-