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avec honneur, jusqu’à la mort d’Aganipus, son mari ; alors ses neveux Margan et Cundag lui déclarent la guerre et la jettent en prison, où de désespoir elle se tue.

Shakespeare, rembrunissant le tableau, poussant les choses à l’extrême, a, comme toujours, son intention. Peindre l’ingratitude dans son plus odieux appareil, la montrer acharnée à l’œuvre, tel est son plan. Pour cela, rien ne coûte à son effort. À l’action principale, il en associe une autre de même nature, traite les semblables par les semblables, et le drame, naïf au début comme un conte de nourrice, devient, à mesure qu’il se complique de ses propres élémens, la plus sanglante des créations du poète. Dans Hamlet, l’intelligence recule devant l’action ; ici, c’est la perversité sthénique, l’instinct bestial sans-arrière pensée qui se donne toute carrière. Quel mouvement, quelle furie dans ces peintures ! Cette humanité-là vit en dehors de toute idée religieuse, de toute notion de droit et de morale. Il n’y a ni trace d’éducation, ni sens du devoir ; le paganisme même n’a point encore éclairé l’horreur de cette nuit cimmérienne où l’être s’agite à l’état de nature, couvert de peaux de bêtes et livré à ses passions aveugles. Les anciens placent ainsi leurs fables tragiques en-deçà de toute civilisation. D’où sortent ces Laïus, ces Tantale ? Où chercher la trace de ces maisons, sinon vers ces époques indéterminées qui précèdent le mythe troyen ? Vus à pareille distance, ces demi-dieux, ces Titans, prennent à nos yeux des proportions surhumaines ; les actes barbares qu’ils commettent, les crimes horribles dont ils se souillent, nous révoltent moins par l’idée que nous nous faisons involontairement des conditions et du tempérament de ces rudes époques. Sans aller si loin, sans remonter jusqu’aux sources titaniques de la tragédie grecque, les chroniques des rois burgondes et mérovingiens n’offrent-elles donc pas, dans une période déjà historique et toute chrétienne, des conflits domestiques qui pour l’atrocité défieraient la fable ? C’est vers un pareil âge que Shakespeare, dans la plus tragique de ses pièces nous ramène ; nulle part mieux qu’en cette entreprise, la plus hardie de toutes, ne s’est peut-être montrée la grandeur instinctive, la sûreté de son génie. Hamlet, Macbeth, touchent à une période de ce genre, mais par des confins extrêmes, l’auteur n’y introduit pas encore en plein son public, comme s’il voulait auparavant l’habituer, l’endurcir. Hamlet déjà échappe à l’influence de ces temps barbares, tandis que Macbeth refuse de s’en laisser arracher, plonge en arrière et réagit avec une implacable ténacité contre l’avènement d’une ère moins farouche. Cette ère en quelque sorte primordiale, le Roi Lear nous la représente au plus fort, au plus beau de son activité; une race entière nous apparaît là, mue par la seule brutalité de ses passions, obéissant presque sans exception aux fureurs du sang, aux abruptes convoitises d’un naturel dont ni la raison ni la conscience ne modèrent les élancemens. « Les hommes, dit Edmond, le plus sinistre acteur du drame, une