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ébauche faite à l’image de Iago et de Richard III, les hommes sont ce qu’est leur temps. Il ne sied point au glaive de s’émouvoir ! » Pas plus, ajouterions-nous, il ne convient au poète de trop s’humaniser lorsqu’il s’agit de peindre ces époques d’airain où la force éclate en férocités. Tieck prétend qu’en un pareil drame, le costume importe peu. Rien de plus faux. Mettez-y de la chevalerie, de l’élégance, adieu l’illusion, et M. Gervinus a bien raison quand il conseille au contraire une âpre architecture, lourde, rudimentaire, des sites déserts, arides, la sauvagerie du Hun et par momens sa pompe orientale. Ces effets, Shakespeare n’a pu les employer, puisqu’à son époque on ignorait l’art de la mise en scène ; mais il supplée à cet appareil décoratif qui lui manque en faisant dès l’entrée esquisser à larges touches par ses personnages les mœurs et la nature du moment : « émeutes dans les cités, discordes dans les campagnes, dans les palais trahisons, rupture de tout lien entre le père et le fils, machinations, perfidie, guet-apens, tous les plus affreux désordres ! » Paganisme et fatalité, la prédominance des astres explique, justifie tout. Le mensonge, l’adultère, l’ivrognerie, le meurtre, tirent leur excuse d’une influence planétaire. Ces filles du roi, cet Edmond, ce Cornouailles, cet Oswald, plongent tête baissée dans leur destin, dans leur mort, sans un soupçon de repentir. Les bons eux-mêmes, les meilleurs, n’échappent pas à cette barbarie climatérique. Étrangers à toute idée de volonté morale, ils n’ont contre leur propre frénésie aucun tempérament. Lear, quand le malheur le visite, ne sait que devenir fou ; Glocester remarque ironiquement que nous sommes aux mains des dieux comme des mouches aux mains des enfans : « Ils nous tuent pour s’amuser. »

Pascal disait avec un grand accent de vérité que l’âme a des profondeurs dont la raison ne se doute pas. Il convient cependant, lorsque le cœur doit prendre un parti, que la raison ne soit point absente, comme il arrive dans ce que fait le roi Lear au début. Goethe déclare très carrément la scène absurde. Un homme qui, divisant une pomme ou un gâteau, en promettrait la plus grosse part à celui de ses enfans qui la lui demanderait dans les termes les plus câlins, passerait déjà pour un assez jovial compagnon; mais que penser de ce monarque glorieux qui, las de régner, se sert d’un pareil moyen pour distribuer son royaume à ses filles, dont il a dès longtemps dû apprécier à leur valeur le caractère et l’affection, et déshérite, chasse, met hors la loi celle que jusqu’alors il avait préférée, uniquement parce qu’elle n’a trouvé que des paroles simples pour exprimer son sentiment et que la langue lui a fourché devant les redondantes périodes de ses sœurs? Un souverain qui, non content d’abdiquer le pouvoir, se démet de tout ce qu’il possède et ne se réserve au monde d’autre droit que celui d’aller, avec une escorte de cent chevaliers, se faire alternativement héberger par ses filles, un roi capable d’agir ainsi est certes plus qu’à moitié fou, et quand il vient à perdre le peu de raison qui lui reste, notre compassion, pour