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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/234

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Dès la fin du discours de Goneril, avant que Régane et Cordélia aient eu le temps de peindre à leur tour la forme de cette affection sur laquelle il semblerait que doivent être mesurées les donations, le roi, répondant à l’aînée de ses filles, lui désigne sa part, qu’il a faite d’avance. « Tu vois de cette ligne à celle-ci tout ce domaine couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, de rivières plantureuses et de vastes prairies ; nous t’en faisons la dame... » Ainsi agit-il vis-à-vis de Régane, laquelle reçoit également son contingent sans que l’emphase de son éloquence, de beaucoup supérieure à celle de sa sœur, influe le moins du monde sur le mode de sa dotation. C’est qu’en vérité toute cette provocation n’est qu’un impromptu fantasque du vieux Lear, en attendant le roi de France et le duc de Bourgogne, vers lesquels il a dépêché Glocester. Sans nul doute, un motif grave, intime, se dérobe sous ce badinage : il veut se rendre compte du cœur de ses filles, avoir une publique assurance de leur amour, de leur piété, et se bien confirmer dans cette idée que l’acte d’abdication qu’il accomplit n’offre aucun péril. Persuadé que chacune de ses trois filles l’environne du même amour, du même respect, quand il prononce ces paroles : « afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où le mérite l’aura le mieux provoquée, » c’est avec cette ironie des gens heureux qui se trahit par un sourire.

Les rigoureux se récrient, disant : Cela commence comme un conte de fées. Qu’importe après tout, si de ce conte sort la tragédie, si cet embryon fabuleux se développe ensuite humainement dans le drame psychologique le plus vrai, le plus beau. Lear fait mieux qu’appartenir aux âges héroïques, c’est un roi de ces époques, « roi de la tête aux pieds. » Vieilli sous le harnais, vaincu par les années, il n’a qu’à regarder derrière lui pour se voir en ses jours de force et de vaillance où son épée terrifiait les ennemis, où « sous la fixité de son regard tremblait le sujet. » Un pareil homme, on le suppose, n’était point fait pour supporter la contradiction ; la violence de son tempérament l’en a rendu incapable, sans compter que son rang le mettait hors de portée. Ses filles le jugent bien : « Les actes de sa vie les meilleurs, les plus sains, s’écrient-elles, se ressentirent toujours de cet emportement. » Excentrique, impétueux, la longue habitude du pouvoir absolu n’a fait que l’endurcir dans les défauts de sa nature. Il ignore l’infortune et les privations, n’y a jamais pensé. Fatigué, délabré, rassasié de grandeurs et d’ennuis, il veut se dessaisir en faveur de ses filles, et s’attend — chose d’ailleurs fort ordinaire chez un personnage en qui le sentiment de la domination est à ce point enraciné —, à se voir récompensé du sacrifice par un élan vigoureux et spontané de reconnaissance. Son espoir est trompé, « le baume de sa vie perdu » ; l’enfant de sa prédilection, sur la tendresse duquel il avait toujours compté, reste froid, muet devant lui, et, solennellement interrogé, ne sait que répondre, ou plutôt ne sait répondre que par ce mot : rien ! De tels affronts ne se dévorent pas. Cet homme, qui jamais