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s’exercer tout entière, a besoin de se dire que depuis longtemps le pauvre homme n’était plus responsable. Ainsi parle la critique, et non toutefois sans motif plausible. J’estime cependant qu’un tel acte, si bizarre qu’il soit, n’a rien que le caractère de Lear contredise, et l’épithète d’absurde, appliquée à cette exposition, même venant de Goethe, est de trop. Lear a de sa nature des instincts de gaîté ; ce roi, dont les malheurs vont tantôt prendre des proportions bibliques, fut d’abord un bon vivant, un humoriste ; cela se voit par ses rapports avec son fou, qu’il aime presque autant qu’il en est aimé. C’est dans cette liberté d’esprit, dans cette heureuse insouciance, qu’il se décharge du fardeau des affaires. Cet acte, gros de périls, de catastrophes, il l’aborde avec une certaine gaillardise, résolu d’ancienne date à renoncer à la couronne et à partager le royaume entre ses filles. Le fait éclate en pleine évidence dès les premiers mots par lesquels s’ouvre la pièce, et que Shakespeare n’a probablement point mis sans intention à cette place très significative : « Je croyais, dit Kent, le roi plus favorable au duc d’Albany qu’au duc de Cornouailles » et Glocester lui répond : « C’est ce qui m’avait toujours semblé ; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n’indique lequel des ducs il apprécie le plus, car les portions se balancent si également que l’examen le plus scrupuleux ne saurait faire un choix entre l’une et l’autre », d’où il résulte clair comme le jour que la chose était d’avance absolument déterminée et qu’un arrêt avait dès longtemps fixé la moyenne de territoire qui devait échoir à chacune des trois sœurs. Les premières paroles du roi confirment cette disposition, lorsqu’en entrant il se fait donner la carte du pays sur laquelle sont indiquées les frontières des différens domaines assignés à chacune de ses filles. « Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois parties » puis il ajoute : We have this hour a constant will to publish, our daughters’ several dowers. La division était donc une affaire connue, réglée, et quand il emploie ces termes de « constant dessein », c’est pour bien montrer qu’il y a persisté imperturbablement malgré les remontrances des politiques de son conseil et malgré ses propres réflexions. Il ne s’agit plus à cette heure que d’exécuter une résolution prise. La question est en ce moment de transmettre à ses filles et à ses gendres les parties du royaume déjà reconnues pour devoir leur appartenir, et nullement de mesurer la proportion de ces dons sur l’étendue plus ou moins grande de l’amour de ses filles et d’après les démonstrations qu’elles en sauront faire.

Cette intention effectivement très puérile qu’on prête au roi n’apparaît guère qu’à un instant, celui où, se retournant tout à coup, il s’écrie : « Parlez, mes filles, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus. » Mais il ne faudrait pas s’exagérer l’importance de cette sorte d’apostrophe humoristique, et surtout trop prendre au sérieux les mots qui la terminent. Outre que ces paroles sont en pleine contradiction avec ce que nous savons du passé du roi Lear, sa conduite les réfute immédiatement.