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pédition d’Abyssinie, tentée contre un petit potentat nègre pour aller délivrer des prisonniers. Les plus avisés disaient tout bas qu’une fois établie dans le pays l’Angleterre n’en sortirait pas. Craintes et calculs ont été également trompés. L’armée anglaise, conduite par un général prudent, sir Robert Napier, est allée étreindre dans son dernier refuge, dans sa forteresse de Magdala, ce petit roi barbare, ce Théodoros, qui a eu l’énergie de se faire sauter la cervelle après s’être battu comme un lion, et, la victoire une fois connue, le cabinet de Londres s’est hâté d’annoncer le retour des forces anglaises ; il a mis même une sorte d’affectation à ne laisser aucun doute, comme s’il eût craint qu’on lui attribuât une autre intention. Ainsi en quelques mois l’Angleterre, en vrai grand peuple, a touché le but. Elle a maintenu l’ascendant de son nom sans pousser plus loin cette aventure, où elle n’aurait plus trouvé probablement que des ennuis et des pièges.

Cette victoire d’Abyssinie est venue sans doute à propos pour le cabinet anglais, toujours placé en face de cette agitation suscitée par la question de l’église d’Irlande. Que l’opinion anglaise en principe soit de plus en plus prononcée en faveur de l’abolition de toute église d’état en Irlande, c’est ce dont on ne peut douter après toutes les manifestations qui se sont succédé, et dont la plus significative est ce meeting de Saint-James’ Hall, où lord John Russell lui-même est venu se ranger sous le drapeau de M. Gladstone. On peut donc dire que la cause est moralement gagnée, et qu’elle a trouvé son homme, son champion, en M. Gladstone, comme on le disait récemment. Maintenant il s’élève peut-être une autre question. Il reste à savoir si le ministère n’est pas défendu par quelques circonstances qui se sont produites récemment. D’abord cette expédition d’Abyssinie, si habilement conduite et si heureusement terminée, peut bien lui rendre quelque prestige dans l’opinion et atténuer l’effet de son échec parlementaire. En outre une tentative d’assassinat dirigée en Australie contre un des fils de la reine, le duc d’Édimbourg, et attribuée à un fenian, n’a pas laissé d’émouvoir bien des esprits et de produire une certaine hésitation. Enfin le voyage que le prince et la princesse de Galles viennent de faire en Irlande pourrait aussi lui donner quelque répit. Ce n’est pas que ce voyage ait eu le succès étourdissant de cette visite de George IV qui appelait sur l’Irlande la célèbre invective poétique de lord Byron. Les sentimens irlandais ont éclaté sous plus d’une forme. Au fond, la réception a été suffisamment convenable. Le peuple irlandais s’est montré poli envers le prince royal et surtout envers la princesse de Galles, dont les grâces ont obtenu une sorte de popularité. Ce voyage princier avait été précédé, il est vrai, par le vote du parlement en faveur de l’abolition des privilèges de l’église protestante d’Irlande, et par contre il peut être aujourd’hui une de ces circonstances faites pour laisser au ministère le temps de respirer.