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artificielle et engagé les revenus de la ville pour plusieurs années. La balance entre le côté utile et le côté fâcheux est-elle en faveur de l’utile? Nous nous permettons d’en douter. Déjà on sent les embarras extrêmes de cette situation, et il est à craindre que l’avenir ne les révèle encore davantage; mais ce qu’a fait le préfet de la Seine avec une imprudence inouie n’est rien à côté de l’argent dépensé dans les folles entreprises du dedans et du dehors. Qui pourrait dire ce qu’ont rapporté à la France les spéculations du Crédit mobilier et de ses annexes à l’étranger, organisées presque toutes avec des capitaux français? ce qu’ont rapporté les chemins de fer espagnols, portugais, les entreprises immobilières et autres? Le gouverneur de la Banque de France, dans sa déposition à l’enquête sur la circulation fiduciaire, établissait d’après des données statistiques que 1 milliard et plus avait été perdu dans toutes ces spéculations, et il ne connaissait pas alors toute l’étendue des ruines.

Ce n’est certainement pas trop de dire que 1 milliard 1/2 de capital a été ainsi complètement anéanti. Ce chiffre est gros assurément, il est de nature à faire impression sur l’esprit; cependant il n’est rien à côté du préjudice moral qui en est résulté. Aujourd’hui les affaires sont mauvaises et difficiles. La politique y a une très grande part, comme nous l’avons démontré, et cette part s’aggrave sans cesse par toutes les rumeurs qui circulent; mais elle n’est pourtant pas seule responsable, et la déconfiture des grandes entreprises qui avaient excité si follement l’engouement du public y est bien pour quelque chose. Chat échaudé craint l’eau froide, dit le proverbe. Les capitaux, effrayés des pertes qu’ils ont subies, n’osent plus s’aventurer nulle part. Ils préfèrent rester inactifs, et cette immobilité prolongée est plus préjudiciable que la perte elle-même. En définitive, dans un pays qui, comme le nôtre en temps normal, peut faire 1 milliard 1/2 d’épargnes par an, la perte d’une année d’économies n’est pas irréparable, s’il n’y a rien de compromis en dehors de cela; mais, si à ce milliard et demi perdu il faut encore ajouter la confiance publique ébranlée pour un temps plus ou moins long, alors le mal prend des proportions incalculables. Nous ne savons pas quelle sera vis-à-vis de leurs actionnaires la responsabilité des hommes qui ont dirigé les entreprises qui ont abouti à une fin si déplorable; celle qu’ils ont encourue devant le pays est grande, et on peut dire, en dehors de toute considération morale, et au seul point de vue des intérêts matériels, qu’ils ont fait plus de mal aux affaires par la défiance qu’ils ont excitée qu’ils ne leur ont jamais fait de bien par l’impulsion momentanée qu’ils ont pu leur donner.