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maigre depuis plusieurs jours, il faut pourvoir aux besoins de Paris qui vont renaître et l’on se met à l’œuvre; les hécatombes commencent alors dès le milieu de la nuit et souvent ne sont point terminées à cinq heures du soir. Malgré ces grands massacres, tout se passe avec un calme et un ordre parfaits. Dans leurs vêtemens de travail maculés de sang, les garçons bouchers ressemblent aux sacrificateurs antiques. Avec leurs manches retroussées qui laissent voir la vigoureuse musculature de leurs bras, avec leurs cous épais, leurs larges épaules, ils ont une haute tournure qui ferait pâmer d’aise un peintre intelligent. Ils ont de gros sabots; le bas de leur pantalon est retenu par un tortil de paille qui l’empêche de flotter; une longue serpillière les couvre depuis le haut de la poitrine jusqu’au milieu des jambes; une ceinture de cuir fixée par une boucle brillante rattache à leur côté la boutique, sorte de trousse triangulaire en bois où sont fixés les six couteaux nécessaires à leurs sanglantes opérations; à côté, au bout d’une lanière, pend le fusil, sur lequel les lames, courtes et fortement emmanchées, sont incessamment aiguisées. A les voir occupés à leur rude besogne, il est difficile de ne pas admirer leur adresse.

Le bœuf est amené dans la cour rougie, où plane une vague odeur tiède et fade. Une corde forte et courte enlace ses cornes. Cette corde est passée dans un anneau scellé à une dalle; on fait un nœud solide; l’animal courbe la tête, et tout son corps présente ainsi l’image d’un plan irrégulier incliné. Le boucher saisit un merlin et frappe un coup, un seul, entre les deux cornes. Sans un cri, sans un mugissement, le bœuf tombe sur les genoux et se laisse glisser sur le flanc. Dans son œil, qui roule et semble vouloir sortir de l’orbite, se peint un étonnement sans nom; il pousse un souffle bruyant par ses naseaux dilatés, parfois il cherche à se relever, et tourne avec effort sa pauvre tête alourdie. Trois ou quatre coups de masse donnés sur le frontal le couchent par terre et l’achèvent. On lui coupe la gorge alors, et l’on recueille le sang avec soin dans de larges baquets que l’on appelle des ronds, et où on l’agite précipitamment pour l’empêcher de se coaguler. Les moutons sont simplement égorgés; on les amène, on les étend de force sur des claies qui peuvent en contenir dix et on les saigne l’un après l’autre, pendant qu’un homme poussant devant lui une auge à roulettes reçoit le jet vermeil qui s’échappe de leur blessure. On ne peut s’imaginer l’agilité de ces égorgeurs, la précision de leurs mouvemens, la rapidité de leurs gestes. Calculant sur une montre à galopeuse, j’ai vu qu’il fallait 48 secondes pour mettre à mort 20 moutons.

Lorsque l’animal assommé et saigné ne donne plus signe de vie, on le souffle, c’est-à-dire qu’à l’aide d’un énorme soufflet dont le tuyau a été introduit dans une incision faite à la peau, on le gonfle