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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/339

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le blocus, — run the blockade, c’était la locution consacrée, — et un peu après le fameux raid, l’étonnante raz4a du général Lee sur les frontières du nord, vers le temps où fut livrée la bataille de Gettysburgh, je me trouvai au cœur de la Virginie, en pleine guerre civile, aux premières loges pour suivre de près les péripéties de ce grand drame aujourd’hui terminé. Tout naturellement j’évitais le séjour des villes, préférant de beaucoup celui des camps et des forêts, car je voulais tout voir et juger des coups par moi-même. Maintenant que je puis de sang-froid apprécier ma conduite, je la trouve légèrement absurde et téméraire au premier chef.

Certain jour que j’avais à franchir une trentaine de milles qui me séparaient d’un campement de cavalerie virginienne, je partis sans autres compagnons qu’un maigre coursier gris-de-fer et une paire de revolvers en bon état. N’ayant pas de guide, je perdis la piste, et m’enfournai dans une vaste épaisseur de bois marécageux, resplendissant de ces crus verdoiemens jaspés de pourpre qui signalent ce qu’on appelle là-bas l’indian summer, l’été de la Saint-Martin, dirait un Français. Par-ci par-là, dans une végétation dense et fourrée, — si dense que le plein midi s’y métamorphose en crépuscule, — de jolis étangs sauvages se trouvent comme enfouis, et des pointes de granit émergent, noires et rugueuses, de la terre humide; telle est la physionomie générale du paysage, qui ne varie guère sur une immense surface de marais boisés. Aucun indice de guerre, si ce n’est quand je traversais quelque clairière aride et noire où les débris charbonnés d’une charpente grossière attestaient qu’on avait brûlé en l’abandonnant une cabane isolée. Parfois aussi mon cheval s’ébrouait, hennissant en face d’un obstacle que ses pieds venaient de heurter : c’était un bloc informe gisant sur le sol; mais en y regardant de plus près on reconnaissait, gonflé, mutilé, décomposé, le cadavre d’un soldat qui était venu mourir dans cette solitude. Une poignée d’herbes entre ses doigts, que la morsure des fourmis avait dénudés, témoignait de ses dernières angoisses, et dans la cavité profonde où les oiseaux de proie étaient venus picorer ses prunelles, on s’imaginait retrouver encore le regard effaré des agonisans. En général, près de ces débris, on en retrouvait une vingtaine d’autres de même nature, les uns à demi embourbés, les autres réduits par le bec des aigles et des faucons à l’état de simples squelettes. Leur histoire n’était pas difficile à restituer. Il y avait eu quelque rencontre de piquets, quelque détachement surpris en reconnaissance. Les pauvres soldats ainsi engagés étaient tombés là parmi ces ténèbres, au sein de cette fange, pour figurer en- suite sur quelque liste de « manquans à l’appel, » sans qu’on s’enquît autrement de leur destinée. Voilà ce qu’on rencontrait çà et là dans ces bois fleuris, aux feuillages de pourpre et d’écarlate, où