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être lui-même n’est encore qu’un phénomène ; mais c’est un phénomène d’un ordre supérieur, puisqu’il est le lien et le centre de tous les autres phénomènes qui composent notre vie. Le sujet ou le moi est donc, à proprement parler, un moyen terme entre le phénomène proprement dit et l’être proprement dit. Par rapport au phénomène, il est comme un tout ; par rapport à l’être, il est comme rien ; c’est un milieu entre rien et tout, selon la profonde expression de Pascal. C’est là vraiment qu’il faut chercher avec Hegel l’identité de l’être et du non-être, car au moment où je suis, je ne suis déjà plus, et quand je ne suis plus, je suis de nouveau, de telle sorte que, renaissant sans cesse de ma propre mort, je participe à la fois par un mystère incompréhensible à l’être et au néant. On comprend que des métaphysiciens exacts et rigoureux aient craint de donner le nom de substance à cet être fuyant qui peut dire avec Héraclite : « Nous ne repassons jamais deux fois les eaux du même fleuve. » Il semble qu’une substance doive être quelque chose d’absolument fixe, et en ce sens un tel mot paraît ne pouvoir s’appliquer qu’à l’être infini. À proprement parler, le sujet n’est qu’une ombre de substance, l’image mobile de l’être éternellement immobile. C’est à ce titre qu’il est permis de dire avec Pascal que l’homme est à lui-même un monstre, un prodige incompréhensible, car il unit les contradictoires, non-seulement dans sa vie et dans ses attributs, mais dans son fond même, et il peut, selon le côté par lequel il se regarde, se confondre avec l’infini ou se perdre dans la poussière de ses propres phénomènes.

Cette situation mixte du moi fait que nous n’avons aucune notion fixe de notre propre être. Vous pouvez peser l’homme physique et le comparer avec les poids des autres choses matérielles, vous pouvez mesurer l’espace qu’il occupe, vous pouvez mesurer sa durée, vous pouvez sinon mesurer, du moins évaluer le mérite intellectuel ou moral des différens hommes ; mais, si vous pénétrez plus avant encore, si vous plongez jusqu’à l’être même, que trouverez-vous ? Quot libras invenies ? Combien d’être y a-t-il dans l’homme ? Il sent en lui tantôt plus, tantôt moins de phénomènes. L’intensité de sa vie intérieure semble varier à tous les instans, et son être ne fait que monter ou descendre sans qu’on puisse mesurer ces diverses oscillations. Ainsi le sujet ne sait rien de son propre poids, il ne peut rien fixer de son étendue ; de plus il ne sait rien de sa profondeur, son dernier fond est inaccessible. Il a bien conscience que ses phénomènes supposent une activité interne, que cette activité suppose un être : il plonge dans l’être, avons-nous dit, — et c’est par là que la doctrine de Biran se sépare du pur empirisme, — mais jusqu’où y plonge-t-il ? Le moi qui pense est-il de roc et d’argile se-