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lon l’expression de Descartes ? N’est-ce pas, comme nous venons de le voir, quelque chose de mouvant, de flottant, de fluide, quelque chose qui court, et qui se sent en quelque sorte suspendu au-dessus du vide ? Le regard intérieur, quand il se replie sur nous-mêmes, redescend des phénomènes à l’activité, de l’activité à l’être ; mais au-dessous il plonge dans une nuit sans fond. L’esprit n’a nulle conscience d’être son tout à lui-même ; il n’a non plus nulle conscience des attaches par lesquelles il tient à la dernière racine. Il flotte dans un éther immense, sans apercevoir ce qui le soutient.


II.

On voit par ces développemens comment Maine de Biran a pu dire que l’âme, considérée dans son absolu, c’est-à-dire dans son essence intime, est un x, une inconnue, un noumène, tout en soutenant que l’intuition du sujet par lui-même va au-delà du pur phénomène et atteint la force active et continue qui constitue le moi. Mais si l’on dit que l’âme en soi nous est tout à fait inconnue, n’est-ce point par là donner gain de cause au scepticisme, et permettre toute hypothèse, par exemple celle du matérialisme aussi bien que celle du panthéisme ? Si l’âme substance m’est entièrement inconnue, qui m’assure que cette substance n’est pas la matière ? Qui m’assure que cette substance n’est pas la substance divine ? Que puis-je répondre à Locke, lorsqu’il me dit que Dieu a pu donner à la matière la puissance de penser ? Que puis-je répondre à Spinoza, lorsqu’il me dit que l’âme est une idée de Dieu ?

Sans rien savoir directement de l’essence de l’âme, j’en sais au moins ceci : c’est qu’elle doit être telle qu’elle ne rende pas impossible l’intuition de soi-même, qui est le fait primitif. Ampère, dans ses lettres à Biran, fait ici une comparaison ingénieuse. Nos sens, dit-il, aperçoivent un ciel apparent, un ciel phénoménal ; les astronomes nous décrivent un ciel réel, un ciel nouménal : ces deux ciels ne se ressemblent pas, et cependant on peut conclure de l’un à l’autre. Le ciel phénoménal ne peut être tel qu’à la condition que le vrai ciel, le ciel nouménal, soit tel qu’il est ; ainsi de l’apparence on peut conclure rigoureusement à la réalité. De même, dit Ampère, il y a un moi phénoménal, celui qui apparaît immédiatement à la conscience comme sujet pensant, et un moi nouménal, qui est l’âme elle-même. Or cette âme, cette chose en soi, doit être telle qu’elle ne rende pas impossible le moi apparent, le moi phénoménal. Tel est le principe qui permet de passer de la psychologie à l’ontologie, et c’est en partant de ce principe que l’on peut échapper soit au matérialisme, soit au panthéisme.