Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/370

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Supposons qu’il y ait en dehors de nous une certaine chose appelée matière, — ce qui peut être mis en doute; — écartons l’idée de cette chose considérée dans son essence, laquelle nous est aussi inconnue que celle de l’âme; prenons enfin l’idée de la matière telle que l’expérience nous la donne et telle qu’elle est représentée par les sens et par l’imagination, à savoir comme une pluralité de choses coexistant dans l’espace, quelles que soient d’ailleurs ces choses (atomes, phénomènes ou monades); — on peut affirmer qu’une telle pluralité, et en général toute pluralité, est hors d’état de se connaître intérieurement comme être, puisque cette pluralité n’a pas d’intérieur. Sans doute une pluralité de parties peut former une unité au point de vue de celui qui la considère extérieurement : la Grande-Ourse forme une constellation dont l’unité est constituée par l’esprit qui la contemple; mais cette constellation n’est pas une unité pour elle-même. L’unité de conscience veut un centre réel, et la raison humaine sera toujours hors d’état de comprendre que la pluralité puisse se percevoir elle-même comme unité sans l’être effectivement. Telle est la raison permanente et indestructible du spiritualisme, raison que Kant lui-même appelle l’Achille de l’argumentation dialectique. Il réfute à la vérité cet argument et le réfute bien; mais c’est que dès l’origine il s’est placé en dehors de la vraie notion du sujet, telle que Biran l’a déterminée. Si une pluralité de substances coexistantes ne peut arriver à une véritable unité, à une unité intérieure et consciente, une pluralité de substances successives ne peut pas davantage constituer une véritable identité, c’est-à-dire une continuité sentie. Dire avec Kant qu’on peut se représenter une succession de substances se transmettant l’une à l’autre une même conscience comme une succession de billes se transmettent un même mouvement, c’est méconnaître la vraie idée de la conscience, c’est confondre encore le point de vue intérieur avec le point de vue extérieur; la transmission d’une conscience implique contradiction. Il paraît donc démontré, au moins à nos yeux, qu’une pluralité (de succession ou de coexistence) ne peut parvenir à l’unité et à l’identité sentie, en d’autres termes que la matière ne peut devenir esprit. L’âme, considérée en soi, comme chose absolue, n’est donc pas un nombre, une harmonie, comme le prétendaient les anciens. Là est l’écueil où viendra toujours échouer toute doctrine matérialiste.

Que si on nous dit que la matière prise en soi n’est peut-être pas une pluralité, puisque nous n’en connaissons pas l’essence, nous répondrons que ce n’est plus alors la matière, ou du moins ce qu’on appelle ainsi. Pour nous, qui aimons les idées précises, nous réservons le nom de matérialisme à la doctrine qui, partant de