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modèle lui a naturellement donnée. Agrippine est assise sur une chaise au large dossier; un de ses bras s’appuie avec abandon sur le dossier même, l’autre est étendu sur sa jambe. Elle n’a point de bracelet, point de collier, point d’ornemens. Une tunique et un manteau sont jetés avec une abondance sans prétention sur les jambes, croisées et allongées de la façon la plus familière. Je ne puis en effet mieux caractériser l’ensemble de la pose que par ces mots : une familiarité grandiose. L’orgueil et un air dominateur y sont subordonnés à une simplicité robuste, la fille des césars se cache sous la matrone romaine.

Telle est dans sa réalité cette vaillante figure qui doit maintenant agir et parler devant nous. Telle est la veuve appelée à recueillir l’héritage de Germanicus mourant, héritage amer, qui s’appelle la vengeance. Germanicus n’avait pas besoin d’exciter sa femme comme il l’a fait en rendant le dernier soupir. La coupe était pleine naturellement, les plaintes suprêmes du lit de mort devaient la faire déborder. Après Tacite, il n’est plus permis de toucher à ce drame funèbre : le triomphe commence à Antioche pour ne finir qu’à Rome, tandis que le monde entier, ainsi traversé par le deuil, retentit du nom de Germanicus, des sanglots qu’il excite et des malédictions qui s’élèvent contre Tibère. Agrippine a soin de s’arrêter en face de la côte d’Italie, dans l’île de Corcyre, afin de laisser aux Romains le temps de se préparer. Ils accourent en effet non-seulement de Rome, mais de toutes les villes voisines, hommes, femmes, vieillards, enfans, amis, indifférens, magistrats des municipes, soldats et vétérans des colonies; quand une foule immense est échelonnée le long de la route, on voit descendre à Brindes et s’avancer cette grande et belle créature, vêtue de deuil, parée de la majesté de sa douleur, tenant dans ses bras l’urne qui renferme des cendres adorées, suivie de ses petits enfans et cheminant ainsi d’étape en étape à travers l’Italie : manifestations stériles, qui ne servaient qu’à attester une fois de plus l’impuissance des citoyens, la vanité de leurs chimères, la perte de leur dernière espérance !

L’arrivée à Rome ne fut pas un plus utile triomphe. Certes il était doux de protester ainsi sans danger contre Tibère, qui avait toujours été impopulaire, et dont le règne comptait déjà cinq ans. Le sénat lui-même se laissa prendre à cette amorce. Cédant à l’entraînement universel, il oublia d’avoir peur et décerna à Germanicus tous les honneurs dont il disposait, — une mention dans les hymnes saliens, une place marquée par la chaise curule et la couronne de chêne dans les sacrifices offerts à Auguste, une statue en ivoire portée dans la procession du cirque, un mausolée à Antioche, un médaillon d’or parmi les images des orateurs célèbres