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parce qu’elles souffrent, elle a la communauté de religion, et elle agit après tout en puissance chrétienne. De plus elle sait ce qu’elle veut, elle a un but invariable, et elle est seule à délibérer avec elle-même ; elle n’a point à consulter des alliés, car elle n’a point, elle ne peut point avoir d’alliés, elle ne peut tout au plus avoir que des complices tolérans disposés à lui passer ses ambitions pour satisfaire leurs propres convoitises. — L’Europe tout au contraire est loin, elle est souvent divisée par mille autres questions et dans cette question même. Pour faire un mouvement, elle est obligée de se concerter, d’échanger des explications sans fin. Son unique mobile est un de ces intérêts presque abstraits qui ne sont certes pas de nature à passionner des populations malheureuses, — un intérêt d’équilibre. Elle sait bien ce qu’elle veut, et ce qu’elle veut, c’est une indépendance de l’Orient, qu’elle a jusqu’ici appelée l’intégrité de l’empire ottoman ; mais c’est tout, au-delà commence l’incertitude entre des voies également périlleuses. Si elle pousse trop vivement à l’émancipation des populations chrétiennes, elle risque d’affaiblir le pouvoir du sultan en faisant les affaires de l’ambition russe. Si elle soutient à tout prix la Turquie, elle s’expose souvent à se mettre en contradiction avec tous ses principes de civilisation, et en fin de compte c’est au profit de la Russie qu’elle travaille encore en lui laissant le beau rôle, en livrant à son influence unique et exclusive ces malheureux chrétiens, réduits à ne trouver qu’en elle une protection toujours empressée. De là une action confuse, souvent contradictoire, presque toujours inefficace, qui procède par expédiens sans arriver à une solution, laissant intacte une question qui renaît sans cesse, qui se retrouve plus que jamais vivante aujourd’hui, douze ans après la chute de Sébastopol et le traité de Paris.

Ce n’est pas que même dans ses termes les plus extrêmes elle soit bien nouvelle, cette terrible question d’Orient. Il y a plus de quatre-vingts ans déjà que le prince Potemkin disait à M. de Ségur : « Convenez que l’existence des musulmans est un véritable fléau pour l’humanité. Cependant, si trois ou quatre grandes puissances voulaient se concerter, rien ne serait plus facile que de rejeter ces féroces Turcs en Asie et de délivrer ainsi de cette peste l’Egypte, l’Archipel, la Grèce et toute l’Europe. N’est-il pas vrai qu’une telle entreprise serait à la fois juste, religieuse, morale et héroïque ? » Et Potemkin laissait entrevoir pour la France la possession de l’Egypte et de Candie. — Transportez-vous maintenant dans le cabinet de l’empereur Nicolas : auprès de lui est ce diplomate avisé, pénétrant et fidèle serviteur de l’Angleterre, sir Hamilton Seymour. Le tsar déroule ses plans. « Les principautés, dit-il, sont