Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/430

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


III.

Quand la Russie secoue ainsi l’Autriche sur ses fondemens et l’assiège de ces dissolvantes propagandes, de ces menaces de démembrement, elle sait bien qu’elle poursuit un double but. Elle a tout à la fois en vue l’Europe occidentale et l’Orient, et sa propagande parmi les Slaves de l’Autriche n’est, à vrai dire, qu’une des faces d’une politique qui s’est créé la nécessité d’une double offensive, qui a besoin de se sentir assurée sur ses frontières de l’ouest pour reprendre dans la région orientale de l’Europe, en Turquie, des desseins momentanément interrompus par la guerre de Crimée. Depuis cette époque, la Russie, et on ne peut guère s’en étonner, n’a eu qu’une préméditation fixe, celle de se relever d’une crise où l’empereur Nicolas l’avait jetée avec une légèreté superbe, pour se remettre en marche au moment voulu, avec plus de sûreté et de force. Elle s’est recueillie, elle a attendu, elle a même affecté de se retrancher dans une apparence de sceptique impartialité et de respect ironique pour cet ordre nouveau qu’on lui avait imposé par le traité du 30 mars 1856, et en définitive elle a vu arriver le moment où sans rien hâter, sans demander explicitement l’abrogation de ce traité qui avait été le prix d’une longue guerre, en laissant les événemens faire leur œuvre, elle a pu dire par l’organe du prince Gortchakof : « Notre auguste maître n’a pas l’intention d’insister sur les engagemens généraux de traités qui n’avaient de valeur qu’en raison de l’accord existant entre les grandes puissances pour les faire respecter, et qui aujourd’hui ont reçu, par le manque de cette volonté collective, des atteintes trop fréquentes et trop graves pour ne pas en être invalidés. » Il faut marquer la date de cette déclaration, le 20 août 1866. C’était sous une forme diplomatique l’épitaphe du traité de Paris, et on pourrait dire aussi la fin de la période de « recueillement » pour le cabinet de Saint-Pétersbourg dans les affaires d’Orient. Le rôle de la Russie est redevenu plus libre, plus actif dans la même proportion où s’affaiblis- sait la pensée qui avait fait la guerre de 1854, et où s’accentuait en Europe une de ces situations violemment troublées qui rallument toutes les questions en rendant tout possible.

Qu’on ne s’y trompe pas du reste, dans toutes ces péripéties des affaires d’Orient il y a un fait sensible, peut-être redoutable, c’est qu’entre la Russie et l’Europe les positions ne sont certainement pas égales. La Russie, pour tout dire, a de singuliers avantages sur l’Europe. Elle touche l’empire ottoman et le presse de toutes parts. Avec ces populations orientales toujours faciles à émouvoir