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lutte est courte, plus c’est agir sagement avec la destinée. Ce sera cette nuit. A toi le royaume, demeuré sans chef!

« A toi ce qui reste en moi de la femme depuis que je suis livrée aux furies par une telle entreprise! Ainsi, d’année en année, nous apprendrons à soutenir les regards l’un de l’autre, et même à nous serrer l’un contre l’autre, afin d’écarter la pâle terreur, et d’étouffer le remords sous l’apparence de l’amour, car jamais pour nous, jamais ne se lèveront les chastes aurores de l’amour vrai! L’aube riante n’est pas pour nous!

« Le soleil de notre passion sera un feu criminel qui jaillira rouge et sanglant d’une nuit noire. N’importe, donne-lui tes plus doux noms! Je dois désirer ton amour, je dois t’aimer, même en dépit du mépris! Puisque ma haine réclame le secours de ta haine, être entièrement unis nous abaissera moins que de vivre dans cette honteuse intimité, honorés tous deux et cependant l’un de nous ayant en partage le déshonneur...

«... Efface donc le crime avec ton baiser! — Et elle se jeta dans ses bras, la reine à l’éblouissante beauté. »


Ainsi du milieu même des imitations le talent propre de M. Robert Lytton se dégage. Il s’est recommandé de Keats, il a rendu foi et hommage à Shelley, il a grossi la cour de ces deux rois du Parnasse contemporain, et par là nous a fourni l’occasion de la décrire un peu et même de la critiquer; mais il a prouvé qu’il avait une valeur personnelle et qu’il se fait remarquer autrement que par leur livrée. Il nous reste à mettre ce point en lumière.


III.

Ce qui a empêché M. Robert Lytton de conquérir tout à fait la place à laquelle son talent semble appelé, c’est, à notre avis, qu’il n’est pas assez lui-même : il flotte entre les écoles actuelles et sa véritable vocation, entre la poésie personnelle et la poésie dramatique et d’invention. Le titre de son livre annonce qu’il se décide pour cette dernière; nous l’en félicitons : ce serait encore mieux, s’il répondait entièrement à son titre. Des récits ou des conceptions dramatiques où le poète ne se mêle pas, où les personnages agissent suivant la passion qui les pousse, et parlent pour obéir à la situation qui les force de dévoiler leurs sentimens, voilà la poésie d’invention. M. Lytton y réussit; que n’a-t-il marché dans cette voie d’un pas plus ferme? Le public est las de tant de confidences, de tant de minuties psychologiques. Il veut des êtres vivans. M. Lytton l’a compris, et il a mis dans ses deux volumes des Chroniques une série assez suivie de scènes dialoguées, de lé-