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trer de grandes sympathies dans les populations irlandaises. Son importance était grossie par la distance et par les lettres venues en profusion d’Amérique. Après la fin de la guerre civile, ces populations attendaient avec une confiance si ferme la flotte qui devait leur amener l’armée des libérateurs, que l’apparition d’un seul Alabama aurait peut-être été le signal des troubles les plus graves. A leurs yeux, les fenians, venus pour faire le bonheur de l’Irlande, n’étaient que pour ce motif l’objet des persécutions de l’Angleterre[1]. Elles voyaient en eux les représentans non-seulement des vieilles haines nationales, mais encore de toutes les passions agraires dont nous avons parlé, car le fenianisme avait pris pour mot d’ordre la solution brutale de la question de la propriété, le partage pur et simple des terres entre les anciens Irlandais. Aussi, bien que le nombre des membres assermentés de la confrérie soit relativement restreint, il est impossible de nier que leurs complices plus ou moins ardens ne se comptent en Irlande par milliers. Et l’Angleterre a compris que, si le fenianisme n’était point par lui-même un grave danger, il fallait y voir le symptôme d’un mal profond qui a besoin d’être attaqué jusque dans sa racine.

D’autre part, elle a rallié en cette occasion de nouveaux auxiliaires auxquels elle doit, non certes le prix de leurs services, ils n’accepteraient rien à ce titre, mais une éclatante réparation aujourd’hui qu’elle ne peut plus s’y refuser sous le prétexte de leur hostilité. Ces auxiliaires ne sont rien moins que la classe moyenne irlandaise et le clergé catholique tout entier. La classe des petits propriétaires fonciers commence à se former en Irlande, grâce aux opérations du tribunal qui peut briser la substitution et prononcer la vente des terres grevées d’hypothèques (encumbered estates court). Ce tribunal en a vendu, avec des titres francs et inattaquables, pour l’énorme valeur de 750 millions de francs. Il rend ainsi un service inappréciable à l’Irlande, détruisant peu à peu ces immenses propriétés, ces latifundia possédés par quelque grand seigneur irlandais de nom, trop souvent anglais par son absence, ses goûts et ses idées, véritables fiefs partagés par petits lots entre une infinité de fermiers incapables de payer leurs baux et à tout

  1. Il faut signaler ici une faute grave commise, selon nous, par l’Angleterre, On a traité de la même manière, condamné aux mêmes peines, enfermé dans les mêmes pénitenciers, les fenians convaincus de crimes purement politiques et ceux qui s’étaient rendus coupables des plus odieux attentats contre la société et les lois naturelles. Les premiers ne pouvaient manquer de rencontrer une certaine sympathie en Irlande parmi ceux qui partageaient leurs passions; mais nous ne doutons pas que, sans cette assimilation inopportune, les autres n’eussent été l’objet d’une réprobation beaucoup plus générale. L’Angleterre n’aurait pas dû donner à l’Irlande l’exemple d’une aussi funeste confusion.