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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/527

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aujourd’hui. Si les Magyars n’avaient pas réclamé avec une fermeté que rien n’a lassée leur constitution et les lois de 1848 ; s’il ne s’était pas rencontré un homme, unissant à l’ardent patriotisme de ses concitoyens les plus hautes qualités du légiste et de l’homme d’état, pour donner à cette revendication d’un peuple ulcéré et belliqueux le caractère irréprochable d’une poursuite judiciaire, la Bohême, la Croatie, la Galicie, tous les pays cisleithans, seraient encore courbés sous un régime despotique qui ne trouverait que trop d’excuses dans les inextricables difficultés où l’empire, est engagé. Voilà ce que ne devraient pas oublier ceux qui poursuivent les Hongrois de leur haine[1] et de leurs malédictions.

Une statue sera, dit-on, élevée à M. Deak sur la place du Couronnement, à Pesth, comme pendant à celle de Széchenyi[2]. Tous les peuples de l’empire devraient y apporter leur obole, car, si l’ancien régime est tombé en Autriche, c’est à M. Deak et à son parti qu’on le doit, et si jamais le despotisme pouvait renaître, ce ne serait que le jour où la Hongrie aurait succombé sous la force des armes, car elle a stipulé dans l’Ausgleich que les pays cisleithans seraient dotés du régime constitutionnel, et que son union avec eux était à ce prix. Mais pourquoi, dira-t-on, les Hongrois n’ont-ils pas voulu accepter un régime politique plus conforme aux vœux de tous, aux exigences de la raison et aux maximes de l’expérience ? C’est parce que les Hongrois n’aimaient pas les Allemands d’au-delà de la Leitha, et qu’ils se défiaient d’eux. Tous les voyageurs de notre temps et du siècle dernier ont constaté cette défiance et cette hostilité. C’est ce sentiment très enraciné, très fort et universel qui a fait échouer toute tentative de fusion ou d’union intime. Soit, pourrait-on ajouter, mais ce sentiment lui-même d’où provient-il ? Est-il raisonnable, est-il du moins justifié ? À ces questions, l’étude

  1. Il est difficile d’imaginer à quel degré la plupart des Slaves et des féodaux portent ce sentiment. Il faudrait pour cela lire les journaux qui se publient à Agram et à Prague, ou mieux encore causer avec quelque partisan des idées panslavistes, féodales ou ultramontaines. Discutant un jour avec un écrivain renommé, d’esprit très fin, nullement violent, que l’âge et l’habitude du professorat semblaient devoir conduire à la modération, j’en vins à parler du courage des Hongrois comme d’une qualité qu’au moins on ne leur contesterait pas ; ses yeux s’allumèrent, sa bouche frémit, il se leva indigné, et, se promenant dans sa chambre, s’écria : « Du courage ! les Magyars n’en ont jamais eu que pour attaquer l’Autriche, et encore c’est qu’ils étaient soutenus par les Turcs. Ce sont des Turcs d’ailleurs, des Mongols de la pire espèce, et nous n’aurons de repos que quand ils seront renvoyés en Asie avec leurs cousins du Bosphore. » Il poursuivit longtemps encore cette philippique où l’histoire, invoquée avec plus de passion encore que d’érudition, fournissait les faits d’un acte d’accusation accablant. Rien n’aveugle autant que les animosités de race, parce qu’elles viennent du sang et tiennent de l’instinct animal.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er août et du 15 octobre 1867, une étude de M. Saint-René Taillandier sur le comte Stéphan Széchenyi.