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déploient une persistance que rien ne lasse, une passion que les obstacles même enflamment. La politique, c’est-à-dire tout ce qui intéresse la grandeur et l’avenir de leur race, voilà l’objet constant de leurs pensées. Depuis le magnat dans son château jusqu’au pâtre de la Puszta et au chasseur des Karpathes, j’ai trouvé en Hongrie les hommes de toutes les classes vivement, ardemment occupés de l’intérêt public. Comme tous les gens passionnés, ils ne voient les choses que par un côté, ils poussent leurs opinions jusqu’à leurs dernières conséquences. Ils sont exclusifs, einseitig, comme disent les Allemands, très différens en cela de ces derniers, qui, à force de considérer les objets sous toutes leurs faces, voient en tout le bien et le mal, et restent immobiles, ne sachant quel parti prendre. Les Hongrois n’aperçoivent guère que ce qui est conforme à leurs désirs ; pour ce qui les contrarie, ils sont aveugles. De cette manière de voir étroite, mais vigoureuse, dérive la chaleur de leur éloquence, remarquable non moins par la rigueur des déductions que par l’éclat tout oriental des images. Leur patriotisme est plus exalté que celui des peuples occidentaux, ce qui ne serait pas un mal, s’ils ne poussaient l’orgueil national jusqu’à considérer avec un dédain peu justifié les autres races avec lesquelles ils vivent, les Allemands, les Slaves et les Valaques. A leurs yeux, nul ne vaut un Magyar, et nul pays n’est comparable à la Hongrie. Extra Hungariam non est vita, disait leur ancien proverbe latin. « Si la terre est la coiffure du bon Dieu, ajoute un dicton populaire, la Hongrie en est le plumet. »

Il y a peut-être des peuples qui entendent mieux la liberté et qui en font un meilleur usage ; je ne pense pas qu’il s’en trouve qui l’aiment davantage. Le Hongrois a une telle horreur de la sujétion qu’il supporte à peine la règle. La vue seule d’un fonctionnaire, d’un représentant de la police qu’il n’aurait pas contribué à élire, l’irrite. Tandis que l’Américain ne s’insurge que contre l’arbitraire et s’incline devant la loi, l’ombre seule de l’autorité suffit pour effaroucher le Magyar. La liberté est plutôt pour lui l’indépendance du moyen âge, qui consiste à faire tout ce qu’on veut, que le droit de participer à la confection des lois et de n’obéir qu’à elles ; mais, si les Hongrois comprennent moins bien que les Anglo-Saxons quelles sont les limites de la liberté, ils sont aussi disposés qu’eux à tout sacrifier pour la défendre ou la reconquérir. En cela, ils diffèrent beaucoup du bourgeois contemporain, résigné à tout subir, pourvu qu’on lui laisse ses écus, ses plaisirs et le repos. Comme les chevaliers d’autrefois, qu’il s’agisse de satisfaire une vanité puérile ou de servir une grande cause, ils donneront sans compter, tantôt comme Esterhazy, afin de l’emporter à un congrès sur tous les autres diplomates par le luxe extravagant de ses costumes, tantôt