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de l’Orient, ce qui lui eût, comme le dit si bien M. Mignet[1], préparé un autre avenir en la rendant homogène, ce qu’elle n’était pas, en l’intéressant à la civilisation du monde au lieu de la laisser immobile dans un passé qu’elle s’usait à défendre. Maintenant, dans cette question comme dans toutes les autres, Gentz ne connaît que la politique d’inaction ; il se contente de gémir sur l’union des trois puissances en faveur des Grecs, il en vient presque à regretter la mort de Canning, le seul homme qui fût en état de tenir en échec l’ambition moscovite. Il ne croit plus au triomphe de la bonne cause, il prétend n’y avoir jamais cru[2], et, se rendant cette justice d’avoir lutté sans espérance, il prononce avec un orgueil plein d’amertume son vixtrix causa diis placuit, sed victa Catoni ; mais il se vante. Le fait est qu’il vit à la merci des événemens ; il est, ce qu’il a toujours été, la dupe de ses illusions, le jouet d’un tempérament inégal, tantôt abattu jusqu’à l’hypocondrie, tantôt exalté jusqu’au délire, avec des heures d’implacable lucidité. Il salue avec satisfaction l’arrivée du ministère Polignac, il se délecte au premier moment dans la pensée des cris de rage que vont pousser les journaux libéraux de France et leurs amis d’Allemagne. Pourtant la publication des ordonnances l’effraie, quoi qu’il en ait, et le lendemain de la révolution des trois journées il se pique de les avoir prédites et d’en avoir annoncé l’issue. Sa correspondance à cette époque, notamment les lettres adressées à M. Salomon de Rothschild nous donnent le spectacle de l’inquiète agitation des gouvernemens, de leurs perplexités, de la diversité de leurs sentimens, et nous permettent de suivre heure par heure les chances de paix et de guerre. Autour de Gentz, les fanatiques, étourdis un instant par ce coup imprévu, reviennent bientôt à leurs petits calculs ; ils s’applaudissent de voir le nouveau régime établi en France battu par la tempête des passions républicaines, ils suivent avec ravissement la rapidité de sa décadence et se bercent de l’espoir d’une prochaine victoire ; en même temps ils espèrent, ils demandent, ils annoncent la guerre. Pour la première fois depuis trente ans, au milieu de cette cour où son zèle avait toujours échauffé celui des autres, Gentz, le modèle des opinions correctes et de l’inflexibilité monarchique, s’expose à passer pour un transfuge, à se faire accuser de tiédeur ou de trahison ; il est parmi les sages qui ne veulent pas de la guerre et qui conseillent de consolider à Paris, s’il se peut, n’importe quel trône. À la Gazette de France, qui prend la peine de démontrer tous les matins que les républicains seuls avec les légitimistes sont dans la

  1. Notice historique sur le prince de Talleyrand.
  2. Voyez Lettre à Mme d’Helvig, dans Schlesier, t. Ier, p. 316.