Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/710

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saisis chaque année et envoyés à l’arsenal de Woolwich pour y être fondus, les connaisseurs regrettent de véritables chefs-d’œuvre. Nos voisins sont aussi grands amateurs de sports, et tout un genre de fraudes s’est pour ainsi dire enté sur cette disposition nationale. Un jour que je remontais le Strand, je fus accosté par un Anglais qui me demanda le nom d’une église. Il est extrêmement rare qu’un gentleman adresse la parole à un inconnu, et il était, encore moins naturel qu’un habitant de Londres eût recours à un étranger pour savoir le nom d’un édifice. Aussi mes soupçons furent-ils immédiatement éveillés ; mais c’était une raison de plus pour que je montrasse quelque empressement à entrer en conversation avec un homme dont l’extérieur était du reste singulier. Nous avions à peine fait quelques pas dans le Strand que, sous prétexte de nouer plus ample connaissance ; mon compagnon, remarquable par sa haute taille et ses cheveux d’un blond jaunasse, m’offrit de me conduire dans un hôtel. J’acceptai l’invitation, car tout présageait une aventure. Il y avait alors dans Holywell-street une rue assez mal famée qui longe une partie du Strand, je ne sais quel public house d’apparence terne et suspecte : cette taverne a aujourd’hui disparu. L’Anglais, qui connaissait parfaitement les maîtres de la maison, m’introduisit dans une grande salle peu éclairée, mais meublée à la manière des autres parlours de Londres. Plusieurs tables d’acajou massif entourées chacune de bancs et de compartimens taillés dans le même bois, se succédaient de distance en distance, Nous prîmes place à l’une de ces tables, et mon hôte (car il revendiqua ce caractère) fit apporter par le garçon deux verres de vin de Xérès, en ajoutant d’un ton significatif : « Et que ce soit du meilleur, the best ! » Après les cérémonies d’usage chez nos voisins, c’est-à-dire après nous être salués d’un signe de tête, nous avions à peine trempé les lèvres dans la liqueur dorée qu’un inconnu de taille courte et ramassée, avec de gros traits, un teint hâlé et des cheveux noirs, entra dans la salle. Les deux individus paraissaient absolument étrangers l’un à l’autre. Le nouveau venu, après s’être fait servir de son côté un verre d’ale, demanda la permission de s’asseoir à notre table. Il se donnait pour un gai clergyman en vacances qui était à Londres depuis quelques semaines. — Quelle ville ! que de plaisirs faciles ! et comme il aurait à faire pénitence en retournant dans son ermitage ! Ce jour-là même il avait assisté dans Agricultural Gall à des exercices athlétiques, et il regrettait amèrement de n’avoir pu concourir avec les autres champions.

Pour nous montrer sa force, il découvrit un bras qui était en effet très vigoureux, et se vanta d’être à même de lancer une balle de plomb à je ne sais plus combien de mètres. L’autre Anglais accueillit cette déclaration avec un : sourire d’incrédulité. « C’est