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Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/711

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impossible, s’écria-i-il, vous ne ferez jamais croire cela ; mais je veux vous mettre à l’épreuve, et je parie contre vous une douzaine de bouteilles de vin de Champagne que nous reviendrons boire tout à l’heure dans cet hôtel en fumant deux douzaines de cigares de la Havane. Mon ami (en me montrant) sera l’arbitre des termes de la gageure. » Le clergyman accepta tranquillement le défi. Toute la difficulté était maintenant de trouver un endroit pour accomplir ce tour de force. Le provincial en habit noir proposait la rue ; mais l’habitant de Londres soutint avec raison qu’on ne laisserait point faire un tel exploit sur la voie publique. Par bonheur il connaissait à très peu de distance un jardin tout à fait convenable pour ce genre d’exercice. « Allons-y ! » s’écrièrent d’accord les deux Anglais. Nous sortîmes, et je marchai avec eux quelque temps, ayant l’air d’être leur dupe, lorsque, arrivé à une sombre arcade s’ouvrant sur une allée étroite et déserte, je signifiai à mon ami que je n’avais nulle intention d’aller plus loin. « Comme vous voudrez, » murmura-t-il entre ses dents tout en me jetant un regard farouche. Voici pourtant ce qui me serait arrivé : on m’aurait conduit dans un boulingrin où, pour une raison quelconque, le plan de la balle de plomb aurait été abandonné ; mais on se serait rabattu sur les quilles, et l’on m’aurait forcé de parier pour l’un des deux joueurs. J’aurais naturellement parié pour celui que je croyais le plus habile ; bientôt la chance aurait tourné, et il aurait perdu coup sur coup, m’entraînant dans sa ruine apparente. Des étrangers, des Anglais surtout, sont chaque jour à Londres dépouillés de grosses sommes d’argent par ces « escrocs au jeu de quilles, » et leur roi, king of skittle-sharpers, celui-là même que je rencontrai dans le Strand, avait été plusieurs fois condamné par les tribunaux. Les juges en pareil cas ne prononcent d’ailleurs que des peines très modérées, et ont toujours l’air de dire au plaignant. : « Que diable alliez-vous faire dans cette galère ? »

De toutes les variétés de voleurs, et elles sont innombrables, de tous les criminels, et leur nom est légion, celui qui donne encore le plus de mal à la police anglaise est sans contredit le ticket-of-leave-man. La traduction littérale de ces mots échouerait à donner l’idée d’un type qui n’existe point ailleurs ; il nous faut donc raconter les faits. Le système de transportation avait fleuri en Angleterre depuis cent quarante années, lorsque, vers 1837, les colonies refusèrent de recevoir les criminels qu’on leur envoyait. De quel droit les aurait-on forcées à recueillir cette écume que chassait à travers l’océan la mère-patrie ? Il fallut donc songer à une modification du système pénitentiaire. En 1853, le lord-chancelier proposa au parlement de changer la transportation en servitude pénale ; c’était un nouveau terme introduit dans la législation criminelle pour un nouveau genre