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au courant de la brosse vous ne trouverez pas un corps qui soit un corps, pas une tête bien construite ; l’orthographe est absente, et pourquoi ? Parce que l’artiste a produit trop tôt et que ses études élémentaires ont été coupées net par le succès. M. Courbet a pris la peine d’afficher qu’il ne doit rien qu’à la nature. Il est certain que la nature ne l’avait point disgracié ; mais il a gaspillé ces dons, qui sont pour ainsi dire la beauté du diable, au lieu de les fortifier par la bonne gymnastique des écoles, et maintenant, je le demande à ses admirateurs, à ses flatteurs, à ceux qui l’ont encouragé dans ce superbe dédain de l’étude, que reste-t--il de M. Courbet ?

Vous savez ce qui arrive aux ténors lorsqu’ils s’échappent du Conservatoire à dix-huit ans pour aborder le théâtre de plain-pied. De quelques dons que la nature les ait comblés, ils ne s’élèveront jamais au-dessus d’une honnête médiocrité, car le style ne leur viendra point tout seul ; ils ne jouiront même pas de ce demi-succès qu’ils ont sottement préféré à la gloire. Leur voix s’use et périt en peu d’années parce qu’ils ne savent ni la conduire ni la ménager. Même fortune advient aux peintres qui font l’école buissonnière au Salon avant d’apprendre l’orthographe. Dans le siècle de pacotille qu’on nous fabrique depuis vingt ans, c’est à qui trouvera les chemins les plus courts. On se dit : A quoi bon dessiner cinq ou six ans d’après l’antique ou d’après le nu, puisque je me destine à la peinture de genre, où le dessin savant, précis, intime, n’est pas de rigueur ? A plus forte raison les paysagistes dédaignent-ils le tracas des exercices scolaires. « Nous n’avons pas besoin de savoir dessiner, nous ! Il suffit que nous ayons l’instinct, qui vient tout seul, et que nous sachions peindre, ce qui est l’affaire de deux ou trois ans. » — Eh ! bonnes gens, pourquoi les vieux maîtres, que vous n’égalerez jamais, commençaient-ils tous indistinctement par l’étude approfondie de la figure humaine ? Parce que rien n’est plus difficile à dessiner et à peindre, et que celui qui peut le plus peut le moins. C’est une longue et fatigante étude de la peinture d’histoire qui a formé nos meilleurs peintres de genre. Ils ont reçu de leur art la véritable éducation et non cet enseignement professionnel que les jeunes peintres d’aujourd’hui limitent au strict nécessaire.

Y a-t-il un artiste plus complet que M. Gérôme ? L’histoire, le portrait, le genre, le paysage, il embrasse tout avec la même aisance. L’antique et le moderne, le sacré et le profane, l’Orient et l’Occident, lui sont également familiers. J’avoue que la nature a beaucoup fait pour lui en le créant ingénieux au suprême degré. Il est certain aussi que son activité virile, sa curiosité infatigable, cette heureuse et louable inquiétude qui le pousse à chercher incessamment des voies nouvelles, entrent pour quelque chose dans son