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caricature des grandes qualités de Rembrandt. M. Lewis Brown promettait, il déjoue toutes nos espérances. Le mieux qu’on puisse dire de son meilleur tableau, c’est qu’il est fade. L’autre, qui représente un escadron de cuirassiers sous Louis XV, n’est pas même une ébauche passable : ouvrage de fabrique, et malproprement fabriqué ! Il y a beaucoup de va-et-vient dans la peinture de genre. Tandis que M. Brown, qui s’était annoncé comme un peintre militaire, s’embourbe dans ses terrains du premier plan, je vois poindre un jeune élève de M. Meissonier qui pourrait bien passer maître un jour ou l’autre. Il se nomme M. Détaille, et il a exposé une Halte d’infanterie, vrai bijou.


III

Savez-vous pourquoi l’art du portrait se soutient mieux dans notre décadence que la peinture d’histoire ? C’est que le portrait par lui-même est une école hors de l’école. On y travaille d’après le modèle, et non de mémoire ou d’imagination. On n’y peut pas improviser, il faut recommencer, corriger, parfaire, jusqu’à ce qu’on arrive au moins à la ressemblance ; or il n’y a pas de ressemblance sans un peu de dessin. Dans l’école dont il s’agit, tout le monde est professeur, le modèle, ses parens, ses amis, les passans, les fournisseurs, les domestiques. C’est à qui donner à son avis, à qui prendra le rôle que l’Institut jouait autrefois. L’habileté matérielle, c’est-à-dire l’art de tripoter savamment la pâte et la sauce, ne saurait remplacer ici les autres mérites. Lorsqu’il ne s’agit que d’un tableau, l’amateur est coulant. « Cela n’est pas fort de dessin, mais facture excellente, cuisine exquise ; quel ragoût ! » Le même homme devient intraitable dès qu’on le met en présence de son portrait, il n’y a pas de ragoût qui tienne. « Très jolis, vos empâtemens, vos frottis sont subtils et vos glacis sont très savoureux, mais le premier devoir d’un portrait est de ressembler au modèle ; je n’ai jamais eu ce nez-là ! » Dans cette révolution qui a enlevé tous les arts à leurs tuteurs naturels, le portrait est resté sous la sauvegarde de la vigilance privée.

Le portrait de l’amiral Jaurès, par M. Lehmann, est un spécimen de cet art réfléchi, consciencieux, savant, dont notre Académie de peinture conservait autrefois la tradition et propageait la méthode. Le portrait ne doit point arrêter les gens par les bras ; il a sa dignité. M. Lehmann, qui peint aussi brillamment que personne, lorsque tel est son bon plaisir, réserve les tons joyeux de sa palette pour les portraits intimes qui n’appartiennent point à l’histoire. Lorsqu’il se trouve en présence d’un personnage, il s’arme du goût le plus austère, et choisit avec soin dans son modèle les traits caractéristiques,