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ques heures, et que la plus glorieuse, la plus certaine des résurrections va s’accomplir tout de suite après. La mort désespérée de Judas fournit aussi un thème d’imprécations terribles qui font penser aux victimes des Euménides antiques. Dans le Grand Mystère de Jésus, que M. de La Villemarqué a publié naguère, cet épisode est surtout frappant. Le malheureux, découvrant l’énormité de son crime, apprend de la fille de Satan, Désespérance, qu’il est damné sans espoir de rémission. Une frénésie sans nom s’empare alors de lui.


« Allons, dit-il, allons à l’abîme grossir le monceau des damnés... Je vais faire mon testament... Moi, Judas, moi, l’infâme, je dis d’abord que je me donne à toi, Lucifer, corps et âme... Ici, à moi, chiens de l’enfer, traînez mon corps aux lieux immondes ! Puissent les tourmens, les maux, les supplices qui plongent leurs racines jusqu’aux entrailles de l’enfer être mon partage assuré! Harassé, en lambeaux, que je roule, objet d’horreur et de pitié, car c’est l’angoisse et non la joie que j’ai méritée par ma vie... Je condamne ma langue et mes lèvres blêmes à hurler à jamais de douleur, sans articuler d’autre son, si bien qu’on me reconnaîtra aux hurlemens que je pousserai du fond de l’abîme... Venez, regardez-moi au fracas du tonnerre; je suis prêt à braver vos tempêtes infernales; je brave le Dieu qui me créa, j’élis domicile pour jamais dans le feu, auprès de Satan... C’est... c’est fait! »


Cette apostrophe où, dans l’espoir d’écarter les morsures de sa conscience bourrelée, le misérable témoigne une si horrible appétence de la douleur physique, est un morceau d’une profonde vérité psychologique et d’une grande beauté tragique; le dogme affreux des peines éternelles décèle ici sa véritable origine, et l’on peut voir que, si les escapades de Manon trouvent leurs antécédens au beau milieu des mystères, les fureurs d’Oreste s’y trouvent aussi.

Rien de plus curieux que de retrouver sur le fond commun des farces et des mystères les traits qui caractériseront plus tard le génie national des divers peuples. Ainsi nous connaissons une moralité anglaise du XIVe siècle intitulée Every Man (chacun de nous). Tandis qu’en France on aime surtout les scènes parlantes, les intrigues enchevêtrées, la peinture animée des événemens extraordinaires et des passions violentes, tandis qu’en Allemagne on fait déjà servir le drame à la discussion des points de théologie débattus, la morale pratique a la préséance en Angleterre. Dans cette moralité anglaise, Dieu le Père se plaint de la corruption du genre humain, fait venir la Mort, et annonce sa fin prochaine à Every Man. Celui-ci, terrifié, cherche du secours auprès de Parenté, de Bonne Compagnie et de Richesse; mais elles l’abandonnent l’une