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est sincère, et, pourvu que le livre sorte vainqueur de l’épreuve qu’il a provoquée, la gloire ne lui est pas marchandée. En est-il de même du livre portant signature royale? Que demande-t-il? que veut-il? Est-ce de l’éclat, de la célébrité? Ce serait, suivant l’expression du poète, apporter du bois dans la forêt ou, comme disent les Anglais, du charbon dans Newcastle. A moins d’être Salomon lui-même, qui s’adressait à tous les siècles, un roi n’écrit pas pour la postérité; il estime que c’est bien assez de parler à son temps et à son pays. Cette considération est concluante et montre clairement qu’un prince est un homme d’action, que ses livres sont des actes, et que tout entre ses mains, même une plume, est un instrument de règne. Devant de tels écrivains, la critique recule ou elle change de nature.

Enfin la critique a le devoir de louer ou de blâmer avec impartialité. Ce devoir est si malaisé à remplir envers de simples particuliers qu’elle est obligée d’appeler à son secours tout l’art des nuances et des sous-entendus pour se tirer avec honneur de l’examen des œuvres contemporaines. Après la quadrature du cercle et le mouvement perpétuel, le problème le plus difficile est celui de connaître du monde et d’exercer en même temps la fonction de critique avec indépendance. De notre temps, un juge éminent des œuvres littéraires n’a peut-être dû qu’à son isolement absolu l’inflexible liberté de plume qui a fait sa grande originalité. Que sera-ce donc quand il s’agira de personnes royales? Louez avec bonhomie, sans tenir compte d’un public frondeur, vous n’êtes qu’un courtisan; louez avec précaution et de manière à ne pas déplaire à la galerie, vous voulez excuser vos louanges, vous prenez la voie la plus sûre pour blesser; critiquez librement, vous répondez mal à la gracieuseté qui comble les distances et efface la différence des rangs dans la pratique de l’égalité intellectuelle.

Est-ce à dire que la souveraineté ne peut s’accorder avec le travail littéraire, et que les constitutions permettront à tous les citoyens d’écrire leurs pensées excepté aux monarques? En aucune façon, la liberté sur le trône apporte avec elle et suppose une mesure de liberté correspondante parmi les sujets. Ce que nous voulons établir à l’occasion d’une œuvre signée d’un nom royal, c’est qu’en présence de tels livres la situation de la critique n’est plus la même, et qu’elle est d’autant plus changée que l’œuvre tient davantage de l’acte politique. En appliquant ces réflexions au dernier volume de la reine Victoria[1], nous sommes forcé de reconnaître qu’il est aussi

  1. Leaves from the Journal of our life in the Highlands (Feuilles détachées du Journal de notre vie dans les Highlands), par sa majesté la reine de la Grande-Bretagne, Londres 1868.