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La prière du révérend, les toasts, le dîner, les danses, tout est réglé par le menu. Quand la construction nouvelle est achevée, les propriétaires en prennent possession suivant la coutume du pays. Ils n’oublient pas surtout, en y entrant, de jeter derrière eux un vieux soulier, image des chagrins du passé. Rien que de neuf et d’heureux ne doit les suivre dans une maison toute neuve : c’est une des mille superstitions écossaises qui depuis Walter Scott ont amusé l’imagination des lecteurs du monde entier. En effet, le bonheur entra dans le nouveau Balmoral avec les deux époux, au moins pour quelques années. Trois jours après, ils recevaient le soir une dépêche du général Simpson : « Sébastopol est aux mains des alliés! » On n’osait pas d’abord y croire : l’attente avait été si longue et si inquiète! Depuis un an, un feu de joie, préparé sur la montagne à la suite de la fausse nouvelle d’une victoire, attendait tristement l’étincelle qui annoncerait à tout le pays d’alentour la joie de la patrie; depuis un an, ce bois noir se dressait devant les yeux, emblème trop fidèle de l’imprenable Sébastopol. Le 5 novembre 1854, jour de la bataille d’Inkermann, le vent, chose étrange, l’avait renversé. Le jour de l’heureuse nouvelle, autre prodige, le bûcher paraissait tout disposé par quelque main invisible. En quelques minutes, le prince Albert courut à la montagne; tous les gentlemen qui se trouvaient au château y coururent à sa suite, on vit courir les domestiques, courir le village entier ; gardes, valets, ouvriers, tous de s’élancer vers le feu, et de crier, et de boire du whisky, et de se livrer aux transports d’une folle joie, et de donner le plus amusant spectacle à la reine, qui les regardait d’en bas, et qui reconnaissait à la vive lueur le brave Ross jouant de la cornemuse à s’essouffler, les fidèles Grant et Macdonald tirant des coups de fusil, et le bon François d’Albertançon mettant le feu à des pétards dont la plupart refusaient de partir. Ce fut ensuite le tour des enfans royaux, qu’on eut de la peine à tirer de leur profond sommeil, et qui, une fois éveillés, voulurent aussi courir au feu. Ce soir-là, on ne se coucha qu’à minuit un quart à Balmoral. La France fut associée à cette joie délirante, et la reine, comme elle allait se mettre au lit, entendit, au milieu des cornemuses, des chants et des mousquetades, quatre cheers formidables, le premier pour la reine Victoria, le second pour le prince Albert, le troisième pour l’empereur des Français, et le quatrième pour la chute de Sébastopol.

Le nouveau Balmoral avait donc la consécration du succès. Le lecteur a remarqué la cérémonie du vieux soulier, petit sacrifice à la superstition locale. La reine aime à rappeler que depuis Henri IV de Lancastre on n’avait pas vu de rois d’Angleterre dans les con-