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commisération. » S’il répugnait à Prescott de prendre une part active aux luttes de la vie publique, il était impossible cependant que sa haute intelligence en méconnût complètement l’intérêt. Aussi avait-il ses préférences, préférences très décidées, dans lesquelles il ne varia jamais. Autant par tradition que par inclination naturelle il appartenait au parti conservateur. Qu’est-ce au juste qu’un conservateur américain? Quelqu’un sans doute qui ressemble bien peu à ceux que nous appelons en France de ce nom, et tel qu’on qualifie de conservateur là-bas paraîtrait probablement chez nous un radical aux yeux de bien des gens. Toutefois, si les mots ont de l’autre côté de l’Atlantique la même signification qu’ils ont de ce côté-ci, si le terme de conservateur désigne quelqu’un qui préfère instinctivement le passé au présent, qui nourrit une médiocre confiance dans les promesses de l’avenir comme dans le progrès indéfini des peuples, qui voit volontiers la révolution derrière la réforme, il est probable que les opinions peu sympathiques professées par Prescott à l’endroit de l’esclavage s’expliquent, se justifient en quelque sorte par un ensemble de convictions politiques respectables en elles-mêmes, souvent judicieuses, conformes en tout cas à sa tournure d’esprit, à sa nature, on serait tenté de dire à son tempérament.

Ainsi tout chez Prescott était en équilibre et en harmonie, la nature physique et la nature morale, le caractère et les opinions, la modération de l’esprit et la tranquillité de l’existence. Nous ne sommes plus accoutumés en France au spectacle d’une pareille vie. De nos jours, l’homme de lettres, l’historien surtout, dès qu’il s’élève au-dessus d’un certain niveau, cesse bientôt de s’absorber uniquement dans l’étude et dans le passé. La fièvre de la politique le saisit; il s’embrase des passions qu’elle allume, il aspire aux grands rôles qu’elle assure, et les lettres, s’il est poète ou critique, l’histoire, s’il est historien, deviennent pour lui une occupation secondaire ou un moyen indirect de propager ses doctrines. Parmi les hommes de notre âge qui ont donné au mouvement intellectuel du siècle une si forte impulsion, il en est peu qui n’aient aspiré tôt ou tard à monter sur la scène des affaires publiques et qui n’y soient parvenus. A vrai dire, ces travaux qui ont jeté sur leur nom un si vif éclat leur ont avant tout servi à se préparer dans leur jeunesse aux emplois que leur offrait la politique ou à se consoler dans leur âge mûr des déceptions qu’elle leur a values. Chez ceux même qui, soit instinct, soit prudence, se sont tenus à l’écart et n’ont point vu leur nom mêlé aux disputes quotidiennes, il ne serait point difficile de retrouver l’influence des passions dont l’orage grondait autour d’eux, et l’on marquerait aisément dans leurs œuvres telle page écrite au bruit des controverses du jour. Pareille ambition n’est--