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ce que dans d’autres passages de ses écrits il appelle constamment la peste de l’esclavage, il était surtout frappé du danger qu’il y aurait à marcher trop vite en besogne. Cette crainte le poussait même à ressentir une certaine impatience contre les philanthropes dont le zèle ne pouvait se résigner à voir l’affranchissement des nègres remis à une aussi lointaine échéance, et il en voulait un peu à ceux qui se préoccupaient trop constamment de ce problème. « Lorsqu’un Yankee, écrit-il quelque part, fait son apparition dans un cercle de Londres, la première question qu’on lui adresse, c’est : êtes-vous pour ou contre l’esclavage ? et on règle sa conduite avec lui en conséquence. Quand un Anglais, met le pied sur notre sol, ne trouverait-il pas étrange qu’on lui demandât : Êtes-vous, oui ou non, d’avis de faire avaler de l’opium aux Chinois ? comme s’il y avait là moralement et socialement une pierre de touche à consulter pour rompre avec lui ou lui faire fête. » Ainsi Prescott ne semble même pas avoir compris combien profonde est la répulsion que doit inspirer l’esclavage, et combien naturellement cette répulsion rejaillit sur ses partisans. C’est surtout ce ton léger et indifférent qu’on serait en droit de lui reprocher plutôt que ses hésitations sur le remède à apporter au fléau, plutôt que la timidité qui lui faisait préférer un mal présent et connu à un avenir incertain et plein de périls.

Peut-être aussi ces opinions qui nous contristent s’expliquent-elles chez Prescott par la fidélité qu’il se croyait tenu de garder à un certain ensemble de doctrines sociales et politiques. Prescott était loin cependant d’être ce qu’on appelle un homme politique. Bien plus, il avait de la vie publique, de ses émotions, de ses orages, une sorte de crainte bien rare chez un Anglo-Saxon. « Il prenait peu d’intérêt, nous dit M. Ticknor, aux querelles passagères des partis qui de ce temps divisaient et agitaient l’Amérique. Il les considérait comme un élément de désordre dans le cours paisible et studieux de sa vie, et un pareil élément, quelle qu’en fût la nature, de quelque côté qu’il vînt, était toujours repoussé par lui avec une appréhension singulière, désireux qu’il était en toute circonstance d’assurer à son esprit la tranquillité heureuse dont sa nature ne pouvait se passer, et qu’il considérait comme indispensable à la continuation de ses travaux. » Dans ses relations avec les principaux hommes d’état de son pays, on retrouve la trace de ce dédain mêlé de crainte. C’est ainsi qu’il écrit à Bancroft, ex-vice-président de la république et auteur d’une histoire bien connue des États-Unis : « Comment pouvez-vous rester en coquetterie avec une virago aussi turbulente que la politique, quand la glorieuse muse de l’histoire ouvre les bras pour vous recevoir ? Je ne peux pas dire que je comprenne la fascination qu’exerce une telle maîtresse, ce qui, je suppose, vous inspirera pour moi la plus profonde