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chants. Les Turcs se sont solidement établis dans la Bulgarie maritime de manière à en faire presque disparaître l’élément bulgare. Les conquérans, dispersés par groupes dans tout le reste de notre péninsule, forment le long de la Mer-Noire une masse compacte. Cela explique pourquoi les Bulgares supportent plus facilement la domination musulmane que les populations de la péninsule qui, comme les Serbes et les Albanais, ont, tout en laissant le mahométisme s’implanter chez eux, empêché énergiquement la race finno-mongole d’envahir leur territoire. Toutefois il ne faut pas croire que les poètes bulgares supportent cet état de choses avec résignation. L’épithète d’impudiques donnée aux Ottomans par un chant montre qu’un peuple chez qui l’esprit de famille est fort développé est particulièrement sensible aux outrages faits à l’honneur des femmes. Aussi les « braves » se montrent-ils justement attristés quand on leur demande « le premier bien, la belle épouse. » Lorsque « le tsar, sultan Sélim, » fait cette injure à Salakim Todor, celui-ci « verse des larmes comme la grêle. » Au temps où existaient les janissaires, le père était aussi inquiet que l’époux. Ceux qui n’avaient point de fils n’étaient pas exempts de crainte, les gouvernemens despotiques, habitués aux ruses des esclaves, et redoutant les vices qu’ils ont créés, s’imaginant toujours qu’on les trompe. Un père de neuf filles, sachant qu’il faut, sous peine de la bastonnade, envoyer des soldats à l’armée du tsar, se promène tristement dans sa maison en se tordant les mains et en versant des larmes. En général, dans une circonstance où un chant serbe ne manquerait pas de nous peindre une terrible colère, semblable au feu qui s’allume, les Bulgares ne parlent que de pleurs. Ce désespoir se comprend quand on se rend compte de la terreur sans égale causée par l’absolutisme chez les peuples étrangers à l’esprit militaire. Une mère, dans un des chants naïfs où l’orgueil maternel s’exalte si facilement chez toutes les nations, dit à son enfant: « Si les destins le permettent, tu enlèveras l’empire au tsar; » mais comme dans un pareil système de gouvernement tout voisin est transformé en espion par crainte, par avidité ou par servilité, « le maudit voisinage » avertit le tsar, qui, nouvel Hérode, fait jeter l’enfant sous les pieds de quatre chevaux gigantesques. L’enfant sauvé par un miracle de la fureur des coursiers et de la flamme de la fournaise n’est-il pas, dans la pensée de la multitude, la figure d’un peuple qui, après avoir échappé à la fureur des hordes asiatiques et au feu de la persécution, doit triompher de toutes les épreuves grâce au signe de la croix qui rayonne sur son front?

Là où l’empire des lois n’existe pas, les fantaisies atroces ou grotesques du souverain ne sont pas seules à craindre. Aussi les chants contiennent des tableaux sinistres de ces razzias auxquelles les po-