Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pulations chrétiennes ont été si souvent exposées. Le côté le plus lugubre de ces scènes épouvantables est qu’un fils enlevé à sa famille et transformé grâce à l’apostasie en cruel ennemi des Bulgares pouvait devenir le bourreau des siens. Telle est l’idée développée dans la dramatique histoire du janissaire et de Rosa Dragana. Le poète commence par nous montrer dispersées la nation valaque et la nation moldave, ainsi que « la nation de la fertile Dobrodja. » Maîtres du terrain, les Turcs, soutenus par les « terribles Magyars, » usent sans miséricorde des droits de la conquête tels qu’on les comprend en Orient. Les hommes âgés sont taillés en pièces, les jeunes dépouillés, les filles sont réservées pour le harem, la jeunesse vigoureuse est destinée à remplir les vides faits par les combats dans les rangs des janissaires. L’attention donnée au butin n’empêche pas de mettre le feu aux villages et de ravager la terre. Une fois le Danube franchi, on campe près d’une ville, et on s’occupe de tirer les prisonniers au sort. Un janissaire obtient Rosa Dragana. Il la conduit sous sa tente, et, le soir arrivé, il s’assied lui-même à l’entrée, portant avec la nonchalance orientale ses regards en haut et en bas. De la « terre noire » s’élevait la flamme rougeâtre de l’incendie, du ciel couleur de pourpre tombait une pluie de sang. La vague terreur produite par un pareil spectacle dans l’âme non encore endurcie du janissaire le dispose à songer au triste sort de la « blonde Dragana. » Une conversation s’engage entre le maître et l’esclave :


« As-tu des frères, as-tu des sœurs? — As-tu un père, as-tu une mère? — J’ai un père, j’ai une mère, — j’ai un frère et une sœur. — Où est ton frère? — Peut-être lui aussi a-t-il été mené en esclavage. — Tristement Dragana répondit : — Quand les Turcs vinrent dans la terre valaque, — les jeunes Bulgares furent trompés (entraînés à l’apostasie), — mon frère aussi fit partie de leur armée; — il y a maintenant trente ans — que je n’ai pas vu mon frère. — Eh! Dragana, mon esclave, — si tu le voyais, le reconnaîtrais-tu? — Si je le voyais, je le reconnaîtrais — à cause de sa tête blessée et de sa forte poitrine. — Alors le janissaire demanda à Dragana : — Qu’y a-t-il sur la tête de ton frère? — Mon frère a sur la tête une marque — faite dans une rude mêlée. — Ensuite le janissaire demanda à Dragana: — Qu’a ton frère sur sa forte poitrine? — Mon frère a une terrible empreinte, — il a été frappé d’un trait dans une rude bataille. — Le janissaire découvre sa poitrine, — sa blanche poitrine et sa tête blessée, — et à Dragana il dit tristement : — Lève-toi, sœur, allons à la maison, — allons à la maison pour voir la mère. »


L’âme de ce janissaire ne s’est pas pervertie chez les ennemis de son peuple. Il n’en est pas toujours ainsi. Stoïan a été enlevé par