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folia, qui se donnaient des airs de colosses en se profilant sur les vagues lointaines de la pleine mer. Barbare qui les eût cueillies pour leur donner l’horizon d’un verre d’eau ou d’une feuille de papier gris !

C’est moi, pensais-je en regardant le jardin de M. Turette, qui voudrais bien emporter cet horizon de flots et de neiges pour encadrer mon jardin de Nohant; mais bien vite cette ambitieuse aspiration m’effraya. Je suis un trop petit être pour vivre dans cette grandeur; j’y suis trop sensible, je me donne trop à ce qui me dépasse dans un sens quelconque, et quand je veux me reprendre après m’être abjuré ainsi, je ne me retrouve pas. Je deviendrais tellement contemplatif que la réflexion ne fonctionnerait plus.

En effet, à quoi bon chercher la raison des choses quand elles vous procurent une extase plus douce que l’étude? On risque la folie à vouloir perpétuer le ravissement. Maxime Du Camp dans son roman des Forces perdues, — un titre très profond! — raconte que deux âmes ivres de bonheur se sont épuisées et presque haïes sans autre motif que de s’être trop aimées. Peut-être, en se fixant au centre d’une oasis rêvée, deviendrait-on l’ennemi du beau trop senti et trop possédé, à moins que, sans retour et à tout jamais, on n’en devînt la victime. Pour habiter l’éden, il faudrait donc devenir un être complètement paradisiaque. Adam en fut exilé, et s’en exila probablement de lui-même le jour où l’esprit de liberté le fit homme. Quelle irrésistible et décevante fascination ces alpes et ces mers, vues ainsi sans intermédiaire matériel, doivent exercer sur l’âme! Comme on oublierait volontiers que le mal et la douleur habitent la terre, et que la mort sévit jusque sur ces hauteurs sereines où l’on rêve la permanence de l’éternité ! Le son de la voix humaine arriverait ici comme une fausse note. Le désir de peindre, le besoin d’exprimer, s’évanouiraient comme des velléités puériles. Le sentiment des relations sociales s’éteindrait, et la démence vous ferait payer cher quelques années d’un bonheur égoïste.

Voilà pourquoi j’arrive à comprendre ceux qui viennent sur ces rivages admirables pour ne rien voir et ne rien sentir, ou pour voir mal et sentir à faux. S’ils étaient bien pénétrés de la splendeur qui les environne, ils n’oseraient pas vivre, ils ne le pourraient pas. Arrachons-nous au ravissement qui paralyse, et soyons plutôt bêtes qu’égoïstes. Acceptons la vie comme elle est, la terre comme l’homme l’a faite. Le cruel, l’insensé! il l’a bien gâtée, et des artistes ont imaginé d’aimer sa laideur plutôt que de ne pas l’aimer du tout.

Un autre jour, nous voici sur la Corniche, trottant sur une route