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introduisez le régime parlementaire, aussitôt la question de la langue devient capitale. En adoptez-vous une pour traiter les affaires, les nationalités qui parlent les autres se déclarent opprimées, sacrifiées : la lutte commence. Supposez un propriétaire possédant plusieurs fermes : ceux qui les occupent, fussent-ils les uns Russes, les autres Allemands, d’autres enfin Italiens, il n’en résulte aucun inconvénient tant que ce propriétaire peut diriger à son gré les travaux qu’il faut exécuter dans le canton ; mais que ces fermiers prétendent les régler eux-mêmes après une délibération en commun, comment y parviendront-ils, s’ils ne se comprennent pas, et s’ils ne veulent pas se servir d’une langue étrangère que tous entendent également ? On prétend que M. de Metternich repoussait toute constitution pour l’Autriche plus encore par crainte du réveil des nationalités que par horreur de la liberté. « Mes peuples, disait l’empereur François II à l’ambassadeur français, sont étrangers les uns aux autres, et c’est tant mieux. Ils ne prennent pas les mêmes maladies en même temps. En France, quand la fièvre vient, elle vous prend tous le même jour. Je mets des Hongrois en Italie et des Italiens en Hongrie. Chacun garde son voisin. Ils ne se comprennent pas et se détestent. De leurs antipathies naît l’ordre, et de leurs haines réciproques la paix générale. » Le système était ingénieux, mais il ne pouvait se pratiquer que dans les ténèbres. La lumière s’est faite à la suite des révolutions et des défaites, la liberté et le régime parlementaire se sont imposés ; immédiatement la lutte des nationalités a commencé.

Les savans sont venus donner à cette lutte toute l’âpreté de systèmes aux prises. Jadis on était au roi de France ou au roi d’Espagne. Un potentat avait-il envie d’une province pour s’arrondir, il l’achetait ou la prenait après y avoir tout brûlé et saccagé ; une princesse se mariait-elle, elle recevait une cité en dot. Les contrats de mariage et les testamens des princes décidaient de la nationalité des peuples. En ce siècle-ci encore, Napoléon taillait empires et royaumes en plein drap dans les territoires européens sans s’inquiéter des races, qu’il divisait ou unissait, non d’après leurs affinités, mais d’après ses convenances. Au traité de Vienne, on se cédait entre souverains un appoint de quelques cent mille âmes aussi simplement que si c’eussent été têtes de bétail. Depuis lors les savans, par la philologie et la mythologie comparées, ont reconstitué la physionomie des grandes races, et c’est de par la grammaire et le dictionnaire qu’il s’agit aujourd’hui de refondre les états. Les recherches de la science sont devenues la passion des foules, et la découverte d’un vieux manuscrit est un événement national. Latins, Roumains, Germains et Slaves sont en présence, et prétendent