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réunir suivant leurs affinités ethnographiques. Les souverains ou les peuples dont ce bouleversement menace l’intégrité territoriale ou la prépondérance politique ne s’y résignent pas ; ils y opposent des objections d’abord, des baïonnettes ensuite, et enfin des canons, s’il le faut. Voilà ce que c’est que la question des nationalités.

L’état de choses que les partisans des nationalités veulent changer existe depuis longtemps : comment se fait-il que cette question surgisse précisément lorsque les relations des peuples deviennent plus intimes, et s’aggrave au moment où le sentiment du cosmopolitisme universel va réunir les races diverses en une vaste fédération ? Comment en quelques pays le sentiment national devient-il si farouche qu’il aspire à l’isolement, quand presque partout les particularités nationales s’effacent sous le vernis uniforme de la civilisation européenne ? Les causes de ces faits contradictoires ne sont rien moins que les plus nobles conquêtes et les plus grands principes dont s’enorgueillit l’époque moderne, — l’égalité de tous, la souveraineté populaire, le régime constitutionnel et parlementaire, les découvertes de la science, la diffusion des lumières, la culture de la philologie et des lettres. Le mouvement des nationalités a donc ses racines dans ce qui constitue le caractère distinctif des sociétés actuelles, et il tire sa force justement de ce qui fait la leur. Il en résulte que, pour l’arrêter, il faudrait arrêter aussi tout progrès et ramener les peuples à l’ancien régime. Ce point mérite d’être éclairci.

Tant que le territoire d’un pays est considéré comme le domaine d’un souverain, il importe peu que ses habitans appartiennent ou non à la même race. Ils doivent tous obéissance au même maître : voilà ce qui constitue l’unité de l’état. La volonté du roi, faisant tout marcher, communique au corps politique une cohésion suffisante et lui imprime une même direction ; mais qu’on vienne à proclamer la souveraineté du peuple, et tout change. L’état existe non plus pour la gloire du souverain, mais pour le bonheur des citoyens. Si ceux-ci s’y trouvent mal parce qu’ils ne peuvent s’entendre entre eux, faute d’une langue commune et d’intérêts identiques, qui pourra les empêcher de se séparer à l’amiable et de se joindre chacun au groupe vers lequel l’attirent les affinités de race ? Partout où les anciens gouvernemens n’auront point su donner à des sujets d’origine différente du bonheur ou au moins de la gloire, la proclamation de la souveraineté du peuple fera naître la question des nationalités et menacera l’état de dislocation.

Sous le régime absolu, pourvu que le peuple paie, se fasse tuer et se taise, tout est à merveille. Que dans le pays dix races diverses parlent vingt dialectes différens, qu’importe ! c’est la force, non la parole, qui est le ressort de la machine. Donnez une constitution et